— Essaie, Tomás, de saisir la subtilité. Heisenberg a d’abord postulé qu’il était impossible de déterminer avec précision à la fois la position et la vitesse d’une particule à cause de la présence de l’observateur. Je répète, à cause de la présence de l’observateur. Voilà le point crucial. Le principe d’incertitude n’a jamais établi que le comportement des microparticules était indéterministe. Il affirme seulement que ce comportement ne peut être déterminé à cause de la présence de l’observateur et de son influence sur les particules observées. En d’autres termes, les microparticules ont un comportement déterministe, mais indéterminable. Tu as saisi ?
— Hum…
— Voilà la subtilité. Avec une autre en prime. Le principe d’incertitude implique également qu’on ne pourra jamais prouver que le comportement de la matière est déterministe, puisque, dès lors qu’on s’y efforce, l’influence exercée par l’observation empêche d’obtenir cette preuve.
— J’ai compris, murmura Tomás. Mais, alors, pourquoi ce débat ?
Son père rit.
— C’est la question que je me suis toujours posée, dit-il. Siza et moi avons toujours été frappés par le fait que personne ne comprenne qu’il s’agissait d’un problème de sémantique, né de la confusion entre le mot indéterministe et le mot indéterminable . Il leva la main. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est que le principe d’incertitude, en niant la possibilité qu’on puisse un jour connaître tout le passé et tout l’avenir, a mis en évidence une subtilité fondamentale de l’univers. C’est comme si l’univers nous disait ceci : l’histoire est déterminée depuis l’aube des temps, mais vous ne pourrez jamais le prouver ni connaître cette histoire avec précision. Voilà la subtilité. Le principe d’incertitude nous révèle que, même si tout est déterminé, la réalité dernière reste indéterminable. L’univers cache son mystère derrière cette subtilité.
Tomás relut la phrase d’Einstein.
— « Subtil est le Seigneur, mais malicieux Il n’est pas, articula-t-il. La Nature cache son secret à cause de son essence majestueuse, jamais par malice ». Il leva la tête. Et pourquoi cette idée que Dieu n’est pas malicieux et n’use d’aucun stratagème ?
— C’est ce que je viens de te dire, répondit son père. L’univers cache son secret, mais il le fait à cause de son immense complexité.
— Je comprends, confirma Tomás. Pourtant, le caractère indéterminable du comportement de la matière ne s’applique qu’au monde atomique ?
Le mathématicien fit une grimace.
— En réalité, cette subtilité existe à tous les niveaux.
— Je pensais que tu ne parlais que de l’indéterminable quantique, s’étonna Tomás.
— En fait, c’est ce qu’on pensait autrefois. Mais d’autres découvertes ont été faites depuis.
— Quelles découvertes ?
Manuel Noronha contempla la ville derrière la fenêtre, d’un œil songeur, comme un oiseau enfermé observe le ciel derrière la grille de sa cage.
— Et si nous allions prendre un café sur la place ?
La place do Comércio s’étendait dans la douce indolence du matin. Le soleil faisait resplendir les façades blanches et les balcons en fer forgé des bâtiments anciens qui entouraient la place. Seul le jaune ocre du frontispice de la vieille église romane de São Tiago ressortait. Des petites boutiques égayaient la place. La terrasse du café était conviviale, le père et son fils s’installèrent à une table, allongèrent leurs jambes et tournèrent leur visage vers le soleil, accueillant avec plaisir la chaleur qui réchauffait leur peau.
Le serveur apparut avec son calepin dans la main, les clients commandèrent deux cafés. Lorsque le garçon s’éloigna, Tomás regarda nonchalamment son père.
— Tout à l’heure, tu disais qu’il n’y avait pas que l’univers quantique qui était indéterminable…
— Oui.
— Mais, ou je me trompe, ou cela contredit toutes les hypothèses précédentes. La théorie de la relativité et la physique classique de Newton sont bien déterministes ?
— Elles le sont et le restent.
— Toutes les deux établissent que le comportement de la matière est prévisible…
— Pas exactement.
— Je ne te suis pas. D’après ce qu’on m’a dit l’autre jour, si je connais la position, la vitesse et la direction de la lune, je peux calculer avec précision tous ses mouvements passés et à venir. C’est bien là de la prévisibilité.
— Ce n’est pas aussi simple. Depuis, on a fait des découvertes qui ont tout changé.
— Quelles découvertes ?
Le serveur revint et déposa deux tasses de café sur la table. Manuel Noronha se redressa, aspira une timide gorgée et parcourut le ciel du regard, observant les nuages qui glissaient doucement dans l’azur limpide.
— Dis-moi une chose, Tomás. Pour quelle raison ne parvient-on pas à prévoir avec exactitude l’état du temps ?
— Pardon ?
Le mathématicien pointa le doigt vers le ciel.
— Pour quelle raison le bulletin météorologique annonçait pour aujourd’hui un ciel dégagé sur Coimbra, alors que je vois ces nuages passer, démentant la prévision ?
— Je ne sais pas, fit Tomás en riant. Parce que nos météorologistes sont incompétents, je suppose.
Son père allongea de nouveau les jambes, le visage tourné vers le soleil.
— Mauvaise réponse, dit-il. Le problème réside dans l’équation.
— Comment ça ?
— En 1961, un météorologiste nommé Edward Lorenz s’est assis devant son ordinateur pour tester des prévisions climatiques à long terme en fonction de trois variantes : la température, la pression de l’air et la vitesse du vent. L’expérience n’aurait rien révélé de particulier s’il n’avait pas cherché à examiner une certaine série de manière plus approfondie. Une séquence anodine, presque insignifiante. Au lieu d’introduire une certaine donnée dans le même programme, il a consulté une copie de l’expérience initiale et a reporté le nombre obtenu.
Manuel sortit un stylo de la poche de sa veste et prit une serviette en papier qu’il étala sur la table de la terrasse.
— C’était, si je ne m’abuse, voyons…
Il nota quatre chiffres.
0,506
— C’était 0,506.
— Quelle mémoire ! commenta son fils.
— Nous autres mathématiciens sommes comme ça. Il sourit et indiqua les tasses fumantes sur la table. Ensuite, tout comme nous le faisons à présent, Lorenz est allé prendre un café en laissant son ordinateur analyser les données. À son retour, il a examiné les résultats et n’en a pas cru ses yeux. Il a découvert que la nouvelle prévision météorologique était totalement différente de la version antérieure. Totalement. Intrigué, il a cherché à comprendre ce qui s’était passé. Son père frappa de la pointe de son stylo les quatre chiffres qu’il avait griffonnés sur la serviette en papier. Après avoir tout analysé, il s’est aperçu qu’en introduisant cette donnée, il n’avait reporté que quatre chiffres d’une série plus longue. Il inscrivit la série complète.
0, 506127
Telle était la série complète initiale. Face à ce résultat, il a pris conscience qu’une altération infinitésimale des données, une quantité infime, presque négligeable, changeait totalement la prévision. C’était comme si une insignifiante rafale de vent imprévue avait le pouvoir de modifier l’état du temps sur toute la planète. Il fit une pause dramatique. Lorenz a découvert le chaos.
— Pardon ?
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