— Il ne manquerait plus que ça !
— Pardon ?
— Personne n’abandonnera ce problème tant qu’il ne sera pas résolu, vous entendez ? vociféra Bellamy, sur un ton qui n’admettait aucune discussion. Vous accomplirez votre tâche jusqu’au bout.
— Mais, écoutez, je ne…
— Il n’y a pas de mais qui tienne ! Vous êtes engagé dans une mission de la plus haute importance et vous la remplirez coûte que coûte. Suis-je suffisamment clair ?
— Excusez-moi, mais je…
— Suis-je suffisamment clair ?
— Oui… sauf que…
— Écoutez-moi, écoutez-moi bien, rugit l’Américain d’une voix cinglante, en martelant les mots. Vous allez jouer votre rôle jusqu’au bout. Je ne vous explique même pas ce qu’il vous arriverait si vous hésitiez un seul instant. J’exige que vous vous consacriez à ce travail à cent pour cent, vous entendez ?
— Eh bien…
— Vous entendez ?
Tomás se sentit vaincu, le ton agressif de l’homme de la CIA ne lui laissait aucune marge de manœuvre.
— Oui.
— Encore une chose, ajouta-t-il, toujours aussi féroce. Nous sommes dans une course contre la montre. Il nous faut savoir exactement ce que contient le manuscrit pour pouvoir agir. Si vous tardez trop à trouver la clé du document, nous n’aurons pas d’autre choix que d’avancer et de contacter votre amie. Le fait est qu’elle sait des choses que nous voulons savoir. La sécurité de mon pays est en cause et je suis prêt à recourir à tous les moyens pour la sauvegarder, vous saisissez ? J’utiliserai toutes les méthodes nécessaires pour lui arracher l’information dont j’ai besoin. Et quand je dis toutes les méthodes, je parle vraiment de toutes, y compris celles auxquelles vous pensez. Il fit une pause, comme s’il n’avait plus rien à ajouter. Je vous conseille de vous dépêcher.
Et il raccrocha.
Tomás resta un long moment à regarder le portable dans sa main, se remémorant la conversation, évaluant les options. Il parvint rapidement à la conclusion qu’il ne lui en restait aucune, et seule résonnait dans sa tête l’unique expression qui lui venait en pensant à Frank Bellamy.
Salopard.
Un infirmier ramena Manuel Noronha de l’hôpital. Le père de Tomás était fatigué par sa séance de radiothérapie et alla se coucher. Sa femme lui apporta une soupe dans sa chambre et, alors qu’il mangeait, il vit son fils s’approcher du lit.
Pour briser le silence, seulement interrompu par le bruit de Manuel avalant sa soupe, Tomás raconta une partie de ce qu’il avait vu à Téhéran, omettant naturellement de parler de sa vraie mission dans la capitale iranienne et des événements des derniers jours. Une fois son récit achevé, la conversation s’orienta inévitablement vers la maladie. Le mathématicien termina sa soupe et, après que sa femme eut quitté la chambre, il demanda à son fils de se rapprocher pour lui faire une confidence.
— J’ai fait un pacte, murmura-t-il, en prenant presque un air de conspirateur.
— Un pacte ? Quel pacte ?
Manuel épia la porte et posa son index sur ses lèvres.
— Chut, souffla-t-il. Ta mère ne sait rien. Ni elle, ni personne.
— D’accord, je ne dirai rien.
— J’ai fait un pacte avec Dieu.
— Avec Dieu ? Mais tu n’as jamais cru en Dieu…
— Et je n’y crois toujours pas, confirma le mathématicien. Mais j’ai quand même fait un pacte avec Lui, au cas où Il existerait, on ne sait jamais, pas vrai ?
Tomás sourit.
— Bonne idée.
— J’ai donc promis de faire tout ce que les médecins me demanderaient. Tout. En échange, je Lui demande seulement de me laisser vivre jusqu’à ce que j’aie un nouveau petit-fils.
— Oh, papa.
— Tu entends ? Donc, au travail, trouve-toi une jolie femme et fais-lui un enfant. Je ne veux pas mourir sans voir mon petit-fils.
Tomás réprima la moue de lassitude qu’il eut envie de faire, il ne voulait pas le contrarier.
— Bon, d’accord, je vais m’en occuper.
— Tu me le promets ?
— C’est promis.
Manuel respira profondément et laissa tomber sa tête en arrière, comme si on l’avait soulagé d’un lourd fardeau.
— Alors, c’est très bien.
Il y eut un silence.
— Comment te sens-tu ?
— Comment veux-tu que je me sente ? murmura son père, la tête enfoncée dans l’oreiller. J’ai une maladie qui me ronge les entrailles et j’ignore si je vais vivre une semaine, un mois, un an ou dix ans. C’est horrible !
— Tu as raison, c’est horrible.
— Parfois, je me réveille avec l’espoir d’avoir fait un cauchemar et que finalement tout va bien. Mais, au bout de quelques secondes, je m’aperçois que ce n’était pas un cauchemar, mais la réalité. Il hocha la tête. Tu n’imagines pas combien c’est pénible de se réveiller avec un espoir et de le perdre aussitôt après, comme si quelqu’un jouait avec moi, comme si la vie était un jouet et moi un enfant. Il y a des matins où je me mets à pleurer…
— Il ne faut pas que tu sois triste…
— Comment veux-tu que je ne sois pas triste ? Je suis sur le point de tout perdre, de quitter les gens que j’aime, et tu voudrais que je ne sois pas triste ?
— Tu y penses tout le temps ?
— Non, parfois seulement. Il y a certains matins où je pense à la mort, mais c’est assez rare. En fait, la plupart du temps, je cherche surtout à me concentrer sur la vie. Tant que je suis en vie, j’ai toujours l’espoir de vivre, tu comprends ?
— Il faut rester positif, c’est ça ?
— Exactement. De la même façon qu’on ne peut pas toujours regarder le soleil, on ne peut pas toujours penser à la mort.
— D’autant plus qu’une solution peut toujours se présenter.
Son père lui jeta un regard singulièrement brillant.
— Oui, il peut toujours arriver quelque chose ! s’exclama-t-il. Dans mes moments de grand désespoir, je me raccroche à cette idée. Il fit une pause. Sais-tu quel est mon rêve ?
— Non.
— Je suis à l’hôpital de Coimbra, le docteur Gouveia vient s’asseoir près de moi et me dit : « professeur Noronha, j’ai ici un nouveau médicament qui vient d’Amérique et qui semble donner là-bas d’étonnants résultats. Voulez-vous essayer ? » Il se tut, le regard perdu, comme s’il vivait son rêve en cet instant. Il me tend le médicament et, quelques jours plus tard, on me fait un TAC et le médecin surgit devant moi en s’écriant : « elle a disparu ! Votre maladie a disparu ! Les métastases se sont évanouies ! » Il sourit. Voilà mon rêve.
— Il peut se réaliser.
— C’est vrai. Il peut se réaliser. D’ailleurs, le docteur Gouveia m’a dit qu’il existait beaucoup d’histoires au sujet des maladies incurables. Des gens au bord de la tombe qui testent un nouveau médicament et qui se rétablissent en un clin d’œil. Il laissa échapper un bâillement. C’est déjà arrivé.
Il y eut un silence.
— Tu me parlais tout à l’heure de Dieu.
— Oui.
— Mais tu es un homme de science, un mathématicien, et tu n’as jamais cru que Dieu existait. Pourtant, aujourd’hui, tu fais un pacte avec Lui…
— Eh bien, en toute rigueur, je dirais que je ne peux pas être sûr que Dieu existe ou n’existe pas. Disons que je suis agnostique, je n’ai pas plus de certitude sur Son existence que sur Son inexistence.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne connais aucune preuve de l’existence de Dieu, mais, sachant ce que je sais de l’univers, je n’ai pas non plus la certitude qu’Il n’existe pas. Il toussa. Vois-tu, une partie de moi est athée. Dieu m’a toujours semblé n’être qu’une création humaine, une merveilleuse invention qui nous rassure et qui comble facilement les lacunes de notre connaissance. Par exemple, une personne passe sur un pont et celui-ci s’écroule. Comme personne ne sait pourquoi le pont s’est écroulé, tous attribuent ce phénomène à la volonté divine. Il haussa les épaules, d’un air résigné. C’est Dieu qui l’a voulu. Mais aujourd’hui, avec nos connaissances scientifiques, nous savons que le pont s’est écroulé non pas à cause de la volonté de Dieu, mais par suite d’une érosion des matériaux, ou d’un glissement de terrain, ou d’un excès de poids pour une telle structure, bref, il y a une véritable explication qui n’est pas d’origine divine. Tu comprends ? C’est ce qu’on appelle le Dieu-des-Lacunes. Lorsque nous ignorons quelque chose, nous invoquons Dieu et la chose devient explicable, alors qu’il existe d’autres explications plus réelles, même si nous ne les connaissons pas.
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