Tomás garda le silence un instant, songeur et intimidé. Il tourna la tête et avisa un groupe de Pakistanais qui entrait dans le restaurant de l’hôtel. C’était le prétexte idéal pour mettre fin à cette dangereuse conversation.
— Vous n’avez pas faim ? demanda-t-il.
Ils mangèrent un chelo kebab , sans doute le dixième kebab que Tomás ingurgitait depuis qu’il était arrivé en Iran. Il était déjà las de ce régime et, d’une certaine façon, c’était un soulagement de savoir que cette nuit on lui ferait quitter clandestinement le pays. Bien sûr, le problème de l’incursion dans le ministère demeurait, mais, puisque rien ne dépendait plus de lui, il relégua cette préoccupation dans un coin de son esprit, en se reposant sur l’idée que les hommes de la CIA savaient certainement ce qu’ils faisaient.
Il réalisa que c’était peut-être son dernier déjeuner avec Ariana et il la contempla avec mélancolie. C’était une femme vraiment belle et intéressante. Il fut presque tenté de tout lui raconter, pour lui demander de l’accompagner dans sa fuite, mais il comprit que ce n’était qu’un fantasme, ils étaient trop différents avec des missions antagonistes.
— Pensez-vous pouvoir décoder le message ? demanda-t-elle pour esquiver son étrange regard scrutateur.
— Il me faut la clé du code, dit Tomás, en levant sa fourchette pleine de riz. Franchement, sans cette clé, nous sommes devant une mission impossible.
— Si c’était un chiffre, ce serait plus facile ?
— Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas un chiffre.
— Vous en êtes sûr ?
— Tout à fait sûr. Il déplia la feuille sur un coin de la table. Regardez, ce poème contient des mots et des phrases. Or, un chiffre ne concerne que les lettres. S’il s’agissait d’un chiffre, on aurait des formations absurdes, du type « hwxz » et autres séries du même genre, un peu comme une seconde énigme. Il désigna les mots griffonnés sur le papier. Est-ce que vous voyez la différence ?
— Oui, ce ! ya et ce ovqo sont évidemment des chiffres, constata l’Iranienne. Elle regarda de nouveau le poème. Mais n’y a-t-il pas des chiffres qui puissent ressembler à des mots ?
— Bien sûr que non, dit-il. Il hésita un instant. À moins… qu’il s’agisse de chiffres par transposition.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous savez, il y a trois types de chiffre. Le premier est le chiffre par occultation, où le message secret est caché par un quelconque système simple. Le plus ancien exemple connu est celui du message écrit sur la tête rasée d’un esclave. On attendait que les cheveux repoussent et puis on envoyait l’esclave remettre le message. Le texte était inscrit dans le cuir chevelu, dissimulé par les cheveux.
— Ingénieux.
— Ensuite, il y a le chiffre par substitution, où les lettres sont remplacées par d’autres, selon une clé prédéfinie. C’est ce type de chiffre, utilisé habituellement par nos systèmes chiffrés modernes, qui crée des séquences du style ! ya et ovqo .
— Ce sont les plus communes ?
— Oui, jusqu’à ce jour. Mais il y a aussi le chiffre par transposition, où les lettres d’un message secret sont soustraites à leur ordre original et redistribuées selon un autre critère.
— Je ne comprends pas…
— Eh bien, un chiffre par transposition peut, par exemple, être une anagramme. Savez-vous ce qu’est une anagramme ?
— J’en ai déjà entendu parler, mais, j’avoue que…
— Une anagramme est un mot obtenu par permutation des lettres d’un autre mot. Par exemple, Elvis est une anagramme de lives . Si vous regardez de près, les deux mots sont écrits avec les mêmes lettres. Ou encore, elegant man est une anagramme de a gentleman .
— Ah, je vois.
— Donc, tout ceci pour vous expliquer que le seul type de chiffre qui puisse créer des mots est justement le chiffre par transposition.
Ariana regarda le poème.
— Et vous croyez que ces vers peuvent cacher un tel chiffre ?
L’historien observa attentivement le texte, en tordant sa bouche en une moue indécise.
— Une anagramme, alors ? Il considéra l’hypothèse. Hum… peut-être. Pourquoi pas ?
— Et comment pouvons-nous tester cette possibilité ?
— Il n’y a qu’un seul moyen, dit Tomás, en prenant un stylo. Essayons d’écrire des mots différents avec les lettres de ceux-ci. Nous l’avons déjà fait avec des mots portugais et ça n’a rien donné. Peut-être que ça fonctionnera avec des mots anglais. Voyons voir. Il se pencha sur la feuille. Prenons le premier vers.
— Quels autres mots peut-on écrire avec ces lettres ? demanda Ariana.
— Nous allons voir, dit Tomás. Rapprochons le t et le a . Joignons les deux f ensemble. Qu’est-ce que ça donne ?
— Taff ?
— Autant dire rien. Et si nous mettions un i à la fin ?
— Taffi ?
— Essayons avec le i devant les f .
— Taiff ? C’est le nom d’une petite ville quelconque en Arabie Saoudite. Mais, que je sache, le mot n’a qu’un seul f .
— Vous voyez ? On a déjà quelque chose. Et si nous mettons un r entre le a et le i , on se retrouve avec… avec tariff . Encore un mot ! Reste à savoir ce qu’on peut faire des autres lettres. Voyons voir, il reste un e , un r , un i et un n .
— Erin ?
— Hum… erin ? Ou alors nire , ou rine . Et… pourquoi pas rien ? Et voilà.
Il griffonna.
— Tariff rien ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Tomás haussa les épaules.
— Rien du tout. Ce n’était qu’une tentative. Nous allons étudier d’autres options.
Durant l’heure suivante, ils testèrent diverses pistes. Avec les mêmes lettres du premier vers, ils parvinrent encore à écrire finer rift, retrain fit et faint frier , mais aucune de ces anagrammes ne révélait quoi que ce soit. Du deuxième vers, De terrors tight , ils ne purent extirper qu’une seule anagramme, retorted rights , sans pour autant obtenir un sens cohérent.
À force de se gratter la tête, Tomás avait ses cheveux bruns en bataille, quand lui vint une nouvelle idée.
— Avec l’anglais, on n’y arrivera pas non plus, commenta-t-il. Et si Einstein avait écrit le message en allemand ?
— En allemand ?
— Oui. C’est plausible, après tout ? S’il a rédigé tout son manuscrit en allemand, il a très bien pu chiffrer le message en allemand. Qu’en dites-vous ? Un message en allemand caché dans un poème en anglais. Brillant, non ?
— Vous croyez ?
— Ça vaut la peine d’essayer. Il se frotta le visage. Voyons voir… Et s’il avait placé le titre du document dans le message ?
— Quel titre ? La Formule de Dieu ?
— Oui, mais en allemand. Die Gottesformel . Voyez-vous ici un vers qui présente un g, un o et deux t ?
— Gott ?
— Oui, le mot « Dieu » en allemand.
Ariana analysa chaque ligne.
— Le deuxième vers, s’exclama-t-elle. Je vais les souligner.
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