Les yeux de l’Américain se posèrent sur Tomás et Ariana. Il regarda le bout de papier que le cryptologue serrait entre ses doigts et comprit enfin le dernier secret d’Einstein : la révélation de l’existence de Dieu, le but de l’univers, le dessein de l’humanité.
— C’est… incroyable.
Tomás ne répondit pas, il ouvrit la porte de la voiture et regarda dehors. Il ne pleuvait plus ; un vent frais lui caressa le visage, léger et pur. De petites flaques parsemaient le trottoir et la route, transparentes, réfléchissant comme des miroirs le ciel bas, comme si la pluie avait tout lavé. La matinée devenait bleue, sereine et mélancolique. La lumière du soleil se répandait doucement, filtrée par les nuages qui s’éloignaient.
L’historien sortit, donna la main à Ariana pour l’aider à descendre. Les agents de sécurité américains, qui s’étaient réfugiés sous un chêne feuillu, s’approchèrent, encore ruisselants, en interrogeant Greg du regard, comme s’ils attendaient des instructions. L’attaché leur fit un signe silencieux avec la tête, tout allait bien, et les hommes se détendirent.
Avant de s’éloigner, Tomás se retourna vers la portière de la limousine et regarda Greg une dernière fois.
— C’est étrange que depuis si longtemps l’humanité en général ait eu l’intuition de la vérité intrinsèque cachée derrière l’univers, commenta-t-il.
— Que voulez-vous dire ?
— Avant de mourir, mon père m’a raconté que les hindous considèrent que tout est cyclique. L’univers naît, vit, meurt, entre dans la non existence et renaît à nouveau, dans un cycle infini, dans un éternel retour qu’ils appellent la nuit et le jour de Brahman . L’histoire hindoue de la création du monde est celle de l’acte par lequel Dieu devient le monde, lequel devient Dieu.
— Prodigieux.
Tomás sourit.
— En effet. Il respira profondément. Il m’a également cité un intéressant aphorisme de Lao Tseu, un poème taoïste qui renferme le secret de l’univers. Voulez-vous l’entendre ?
— Oui.
Un brusque souffle de vent agita les chênes, doux et violent arrachant des feuilles et ployant les silhouettes sombres qui entouraient la limousine mouillée. À présent, le ciel semblait hurler, d’une manière presque sinistre, comme s’il cherchait à rompre la douceur qui s’était installée après la pluie, comme s’il menaçait de déclencher un nouveau déluge punitif, comme s’il voulait se venger du profond mystère qu’on venait de lui arracher.
Mais Tomás ne se laissa pas intimider et récita le poème comme s’il l’entendait encore de la bouche tremblante de son père ; il récita avec ferveur, avec passion, avec l’intensité de celui qui sait qu’il a trouvé son chemin et que son destin est de le parcourir.
« À la fin du silence se trouve la réponse.
À la fin de nos jours se trouve la mort.
À la fin de notre vie, un nouveau commencement. »
Un nouveau commencement.
Lorsque l’astrophysicien Brandon Carter proposa, en 1973, le principe anthropique, une partie de la communauté scientifique entra dans un vif débat concernant la position de l’humanité dans l’univers et le sens ultime de son existence. Puisque l’univers est réglé pour nous créer, avons-nous un rôle à jouer dans cet univers ? Qui a conçu ce rôle ? Et, surtout, quel est ce rôle ?
C’est à partir de Copernic que les scientifiques ont commencé à croire que l’existence des êtres humains était insignifiante au sein du cosmos, une idée qui par la suite domina la pensée scientifique. Mais, dans les années trente, Arthur Eddington et Paul Dirac ont relevé de surprenantes coïncidences concernant un nombre incommensurable qui apparaissait dans les contextes les plus divers de la cosmologie et de la physique quantique, l’étrange 10 40.
Les observations de nouvelles coïncidences s’accumulèrent au fil du temps. On découvrit que les constantes de la nature dépendaient de valeurs extrêmement précises pour que l’univers soit ce qu’il est et l’on s’aperçut que l’expansion de l’univers, jusque dans ses mécanismes les plus infimes, ne pouvait être que rigoureusement contrôlée pour produire le mystérieux équilibre qui permet notre existence. Les découvertes se multiplièrent. On comprit que les structures essentielles à la vie, comme l’apparition d’étoiles ressemblant au soleil ou le processus de production du carbone, dépendaient d’un prodigieux et improbable concours de hasards successifs.
Quelles sont les significations de ces découvertes ? La première constatation est que l’univers a été conçu avec une précision propre à générer la vie. Mais cette conclusion pose inévitablement un problème philosophique majeur — la question de l’ intentionnalité de la création de l’univers.
Pour contrer l’évidente conclusion découlant de ces découvertes, beaucoup de scientifiques défendent l’idée que notre univers n’en est qu’un parmi des milliers de millions d’autres univers, chacun avec des constantes de valeurs différentes, ce qui signifie qu’ils sont presque tous dépourvus de vie. Dans ces conditions, le fait que notre univers soit programmé pour produire la vie n’est qu’une coïncidence, d’autant que la vie est absente de la plupart des autres univers. Le problème de cet argument, c’est qu’il n’est fondé sur aucune observation ni découverte. Personne n’a jamais détecté les moindres traces de l’existence d’autres univers, ni observé différentes valeurs des constantes de la nature. Autrement dit, l’hypothèse des multi-univers repose précisément sur ce que la science critique le plus dans la pensée non scientifique — la foi.
Peut-on dire la même chose de la thèse qui sous-tend ce roman ? L’idée d’un univers cyclique, pulsant au rythme de Big Bang et de Big Crunch successifs, se trouve inscrite dans diverses cosmogonies mystiques, y compris dans l’hindouisme. Dans le domaine scientifique, elle a été avancée pour la première fois par Alexander Friedmann, puis développée séparément par Thomas Gold et John Wheeler. Cette théorie dépend, bien sûr, d’une prémisse essentielle — selon laquelle l’univers ne finira pas dans un Big Freeze, mais dans un Big Crunch. L’observation de l’accélération de l’expansion de l’univers indiquerait plutôt un Big Freeze, mais il y a de bonnes raisons de croire que cette accélération est temporaire et que le Big Crunch demeure possible.
Ce roman envisage une hypothèse encore plus délicate, qui repose sur la prémisse de l’univers cyclique, mais qui va bien au-delà. Il s’agit de la possibilité que le cosmos soit organisé pour créer la vie, sans que celle-ci soit une fin en elle-même, mais seulement un moyen pour permettre le développement de l’intelligence et de la conscience, lesquelles, à leur tour, deviendraient des instruments pour atteindre l’ultime endgame de l’univers : la Création de Dieu. L’univers serait alors un immense programme cyclique élaboré par l’intelligence d’un univers antérieur afin d’assurer son retour dans l’univers suivant.
Bien que théorique, cette possibilité d’un univers en pulsations cadre avec certaines découvertes scientifiques faites par l’homme. Certes, il n’existe aucune preuve qu’avant notre univers il y a eu un autre univers qui a fini dans un Big Crunch. Il est tout à fait possible que d’autres univers aient existé avant le nôtre, mais le Big Bang en a effacé toutes les preuves. Les traces du dernier Oméga ont été balayées par notre Alpha. Mais c’est un fait que le Big Bang a été provoqué par quelque chose. Quelque chose que nous ignorons. Il s’agit donc d’une simple possibilité — mais d’une possibilité qui, bien que métaphysique, repose sur une hypothèse admise par la physique.
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