– Je veux bien éviter toute connotation xénophobe ou religieuse, mais il ne faut pas non plus exagérer, on peut trouver mieux, a dit Louis.
J'ai évoqué mes voisins de palier qui ressemblent un peu à ceux-là, ils ont une Safrane bleue qui ne dépasse jamais les trente à l'heure et s'appellent Avoine. Ceux de Mathilde s'appellent Durand-Cochet. Avec mes Avoine, j'ai eu l'air ridicule.
– Qu'est-ce que vous pensez de «Matignon»? a demandé Jérôme. Serge et Claudine Matignon. Tout le monde a envie de savoir quels emmerdements peut avoir la famille Matignon.
– Impossible! a dit Mathilde, c'est le nom du vieux monsieur qui vient tenir compagnie à ma mère depuis que papa nous a quittées.
– Serge?
– Non, pas Serge, mais c'est tout de même gênant.
– Il est insomniaque? a demandé Jérôme.
– Non, pourquoi?
– Il prend son petit déjeuner à 4 heures du matin?
– Non.
– Son magnétoscope a été frappé d'une malédiction et se déclenche tout seul en pleine nuit?
Elle hausse les épaules.
– Alors comment voulez-vous que votre Matignon regarde cette Saga à la con? Il n'en saura jamais rien, c'est là notre drame. Vous pourriez même dévoiler son prénom, son numéro de sécu, les petits mots doux qu'il susurre après l'orgasme, tout, parce qu'il n’entendra jamais parler de nos histoires.
– On fait tout ce qu'on veut, Mathilde, on nous l'a assez répété!
– J'ai dit: pas de Matignon.
– fresnel, ça vous va? propose Louis. Personne n'a culbuté ou égorgé ou fait chanter un Serge ou une Marie Fresnel? Bon, c’est réglé. Les voisins américains, on les appelle comment?
Jérôme a suggéré Callahan, c'est le nom de Clint Eastwood dans Dirty Harry. Pour faire un heureux à bon compte, nous acceptons à l'unanimité. Nous aurons donc Walter et Jane Callahan, et leurs enfants Jonas et Mildred.
FRESNEL versus CALLAHAN.
Que les meilleurs gagnent!
– Vous vous rendez compte qu'on va vivre avec eux pendant des semaines et des semaines?
– On ne choisit pas ses amis, on choisit sa famille.
Les deux décors se sont imposés d'eux-mêmes: le salon des Fresnel et celui des Callahan, impossible de tirer plus à l'économie. Les deux autres décors ne nous sont pas utiles pour l'instant, il faut d'abord savoir où nous conduisent ces huit individus. D'heure en heure les choses se sont affinées. Mathilde nous a demandé pourquoi nous tenions tant à avoir des couples. Pourquoi ne pas imaginer au contraire les couples que nous aimerions voir se former sans que ce soit clairement défini au départ?
Serge Fresnel, le mari de Marie, est donc mort aussi vite qu'il est né. Marie ne s'est jamais remariée, et ses enfants ne sont pas pressés d'avoir un nouveau père. Pour remplacer Serge, nous avons créé Frédéric dit «Fred», c'est le propre frère du défunt, un doux dingue hébergé par Marie et ses enfants. Fred est inventeur et sort rarement de son atelier (sauf pour nous tirer de certaines impasses). Un inventeur, ça plaît toujours. Les gosses, Bruno (le cancre) et Camille (l'étudiante en philo) sont encore embryonnaires.
Walter Callahan, lui, est père célibataire. Il a eu ses deux enfants avec une certaine Loli qui les a quittés après avoir accouché du second. Elle ne donne jamais de nouvelles, on ne sait pas où elle est ni ce qu'elle fait, nous la ressortirons au moment crucial. Louis a tenu ferme sur l'idée du départ mystérieux de l'ex-madame Callahan, on aurait dit un combat contre un vieux démon personnel. Je ne sais pas si avec tout ça nous donnons une image très fiable de la famille. À quoi bon, du reste, puisque aucun parent ne s'identiefera jamais aux nôtres. Les cœurs solitaires vont pouvoir se rencontrer. Marie Fresnel et Walter Callahan ont quatre-vingts heures devant eux pour lorgner l'un vers l'autre.
Pour l'épisode n° 1, Louis nous a proposé un peu de travaux pratiques, histoire de nous dégourdir les doigts. Il s'agissait d'écrire quelques lignes la trame générale de l'épisode et de choisir certains éléments chez chacun de nous. Il ne faut jamais oublier que notre liberté est totale, a fortiori du point de vue de la méthode. Vu la destinée de cette Saga, il faut au contraire bousculer toute idée d'orthodoxie, puisque personne ne s'en plaindra.
Économisez-vous, dit Louis, un épisode Pilote sert surtout à présenter les personnages et les lieux. Souvenez-vous que pour chacun de nous, ces cinquante-deux minutes de calembredaines vont nous rapporter des cacahouètes, ce n'est pas la peine de réécrire Autant en emporte le vent, O.K.?
*
Nous avons lu avec précision le travail des autres. Là encore, les sensations que m'inspire cet exercice sont d'ordre amoureux. Les amants enfin nus osent se montrer tels qu'ils sont. Ils ont une manière de dire: moi, je suis comme ça, voilà ce que j'aime, avec tout ce que ça peut avoir d'obscène ou de désuet. Le tout nous a pris deux bonnes heures. D'emblée nos styles s'affirment dans leur expression la plus immédiate, nous savons désormais de quels matériaux sera faite notre Saga. Et pour l'instant, rien n'est incompatible.
Mon synopsis donne à peu près ceci:
Marie Fresnel est criblée de dettes. Sa famille sera bientôt a la rue, sauf si elle décide de céder aux pressions de tous les hommes qui l'entourent.
Le nouveau voisin est de ceux-là. Alcoolique depuis la dis parition de sa femme Loli, Walter Callahan n'a pas encore tro uvé de raison valable pour arrêter de boire. Ex-anarchiste et musicien de rock, il ne parvient même plus à dialoguer avec ses enfants: Jonas est devenu flic et Mildred est bien trop intelligente. Bruno Fresnel, le jeune voisin de palier frondeur et turbulent, aurait été un fils idéal. Walter Callahan pro pose donc à Marie Fresnel d'échanger leurs enfants pour le bien de tous. Mais Marie doit d'abord en parler à S.O.S. Ami tié, et sa fille Camille (l'étudiante en philo) à son psychana lyste.
Leur sympathique embrouillamini familial n'est rien en comparaison des desseins machiavéliques de Fred, le beau-frère de Marie. Fred, l'inventeur incompris, est un être tor turé, rongé de solitude. Son électrocaptateur affectif n'est pas foutu de fonctionner correctement. Il cherche donc la perte de ceux qui l'entourent. Pour se venger? Par démence pure? Personne ne le sait encore. Il a équipé son appartement et celui des voisins de caméras et de micros afin de contrôler leurs faits et gestes, intercepter la moindre information qui circule. Pour satisfaire ses bas instincts?
Je suis peut-être le plus inhibé des quatre, le moins sûr de moi. Je me suis donc raccroché aux principes de narration qui me sont familiers en respectant au mieux les éléments de départ. Louis et Mathilde ont perçu dans mon texte comme une «noirceur insoupçonnable pour un jeune homme si volontaire». Je ne sais pas ce qu'ils entendent par «noirceur». Pour moi, rien n'est noir ou blanc, ne m'intéressent que les histoires écrues, gris souris et bistre. J'aime les compromis, les ambiguïtés, les êtres complexes, changeants, les héros pleins de lâcheté et les couards chevaleresques. Jérôme aime l'idée d'un Fred qui espionne son entourage avec un matériel sophistiqué, mais Séguret ne nous accordera jamais les moyens de la mettre en place. En revanche, Louis pense que S.O.S. Amitié et le psychanalyste de Camille nous permettront de meubler quand nous serons à court, et pour pas cher.
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