Le couple s'assoit à une table dorée. Aussitôt Lucrèce profite que la longue nappe cache ses pieds pour envoyer promener ses chaussures. Elle masse ses orteils endoloris par le cuir trop étroit. Elle se dit que même si, comme en Chine ancienne, on n'oblige pas les femmes à compresser leurs pieds dans des bandelettes, l'homme occidental s'est néanmoins débrouillé, par le jeu de la mode, pour faire souffrir les femmes par leur point le plus sensible: les pieds. Elle déploie ses petits orteils peints en éventail et les caresse pour les consoler de ce qu'elle leur impose au nom de la beauté et de la grâce.
Un majordome leur distribue un carton répertoriant le programme: de la nourriture, des discours, des surprises.
Tout le monde est assis, les portes se ferment. L 'Hymne à la joie, de Beethoven, retentit tandis que la scène s'éclaire, Micha monte sur l'estrade et se place face au pupitre, ses notes à la main. Il entame un court exposé sur le thème du plaisir.
Le président du CIEL rappelle le devoir de plaisir de tout être humain. «Aime-toi toi-même et tu connaîtras les cieux et les dieux», déclame-t-il en paraphrasant Socrate qui, lui, commence par «Connais-toi toi-même». Il conspue les stoïciens, les romantiques, les héros, les martyrs et tous les masochistes qui n'ont pas compris que le plaisir immédiat est le principal moteur de la vie.
– Dieu aime nous voir jouir, conclut-il.
Applaudissements.
– Merci. Régalez-vous. Si cela vous plaît: mangez avec les doigts! Et n'oubliez pas: le péché vaut mieux que l'hypocrisie.
Des serveurs en livrée apportent un caviar rare accompagné d'un champagne millésimé. Les petits œufs de poisson craquent sous la dent puis leur jus se répand dans la bouche. Le Champagne finit de noyer les petits fœtus condamnés et l'alcool libère quelques essences de raisin blanc qui s'ajoutent à la sensation de pétillant. Elles remontent à l'arrière du palais et déclenchent alors les capteurs olfactifs, tel un parfum.
Micha rappelle que la soirée est dédiée au souvenir du docteur Samuel Fincher.
– Mais au-delà de toute l'admiration que nous pouvons porter à Fincher le psychiatre réformateur, le neurologue inventif, à Fincher le joueur d'échecs génial, c'est Fincher l'épicurien exemplaire jusqu'à la mort que je voudrais saluer ici.
– Mes amis, mes amis. Je vous le répète, nous ne sommes pas là pour être malheureux, a fortiori nous ne sommes pas là pour mourir malheureux. Que le visage de Samuel Fincher soit un phare qui nous guide. Mourir heureux. Mourir de plaisir. Mourir comme Fincher!
Nouvelle ovation.
– Merci. Encore une chose. Nous avons l'immense privilège de compter parmi nous Natacha Andersen.
Le top model se lève alors que résonne partout dans la salle l’ Hymne à la joie. Les acclamations redoublent. Tout en applaudissant comme les autres, Lucrèce Nemrod se penche vers Isidore Katzenberg.
– Je la trouve glaciale. Je n'ai jamais compris pourquoi les hommes sont si attirés par ces grandes blondes Scandinaves.
– Peut-être qu'elles représentent un challenge. C'est précisément parce qu'elles ont l'air insensibles qu'on a envie de les faire vibrer. Regardez Hitchcock, il n'aimait que les blondes froides parce qu'il affirmait que quand elles font quelque chose qui sort un peu de l'ordinaire cela paraît tout de suite extraordinaire.
Natacha Andersen se penche sur le micro.
– Bonsoir. Samuel aurait apprécié d'être là parmi vous pour cette fête. Quelques instants avant sa mort, alors que nous conversions dans la voiture, il m'a dit: «Je crois que nous vivons une période de transition, tout devient possible, il n'y a plus de limite technique à l'expansion de l'esprit humain, les seuls ralentisseurs de cet élargissement sont nos peurs, nos archaïsmes, nos blocages, nos préjugés.»
Applaudissements.
– J'aimais Samuel Fincher. C'était un esprit de lumière. C'est tout ce que j'ai à dire.
Elle se rassoit et la fête commence. Les serveurs apportent de grands plateaux de nourritures froides et chaudes. Les lumières s'éteignent. Haendel succède à Beethoven. Il aide à mieux digérer.
Discrètement, Isidore et Lucrèce se glissent près de Natacha Andersen.
– Nous effectuons une enquête sur la mort de Fincher.
– Vous êtes de la police? demande le top model sans même leur accorder un regard.
– Non, nous sommes journalistes.
Natacha Andersen les toise sans aménité.
– Nous pensons que c'est un assassinat, lâche Isidore.
Elle étire un sourire désabusé.
– Je l'ai vu mourir dans mes bras. Il n'y avait personne d'autre dans la pièce, relate-t-elle en détournant la tête pour voir si elle ne repère pas quelques amis avec lesquels discuter plus agréablement.
– Nos sens nous trompent parfois, insiste Lucrèce. Le médecin légiste qui l'a autopsié a été assassiné au moment où il était sur le point d'apporter un élément nouveau à l'enquête.
Natacha Andersen se contient et articule très posément:
– Je vous préviens, si vous racontez quoi que ce soit qui porte atteinte à mon image ou à l'image de mon ex-compagnon, je vous envoie mes avocats.
Le regard bleu métallique du top model défie le regard vert émeraude de la journaliste. Les deux jeunes femmes se fixent sans sourire, avec intensité.
– Nous sommes là pour essayer de vous aider, tempère Isidore.
– Je vous connais, vous et ceux de votre espèce. Vous êtes là pour essayer de profiter de mon nom pour rédiger un article racoleur, tranche Natacha Andersen.
Micha arrive alors pour présenter des invités à la jeune veuve. Lucrèce et Isidore s'éloignent.
– Vous ne l'aimez pas, hein? C'est normal. Les jolies filles sont toujours haïes, s'amuse Isidore.
Lucrèce hausse les épaules.
– Vous savez ce que je désirerais le plus à cette seconde?
«… Le même implant cérébral que Wallace Cunningham.»
Fincher regarda son malade.
–Désolé, cette opération coûte très cher. Dans cet hôpital, on me réduit chaque jour un peu plus les crédits. A mon avis, les responsables de l'administration préfèrent donner de l'argent pour les prisons car cela permet de rassurer ainsi le «bourgeois-contribuable-électeur». Les fous, on préfère les oublier.
L'œil de Martin brilla. Il se livra à sa gymnastique oculaire.
«Et si je trouve les moyens d'enrichir cet hôpital?»
Le médecin se pencha sur son malade et lui murmura à l'oreille:
– De toute façon, je n'ai pas le savoir-faire. Toute trépanation est délicate. La moindre petite erreur peut avoir des conséquences importantes.
«Je suis prêt à prendre le risque. Etes-vous d'accord pour m'accorder cette intervention si je me débrouille pour transformer cet hôpital en entreprise prospère?»
A l'instant où Samuel Fincher donnait son accord, il restait pourtant dubitatif.
Jean-Louis Martin ne pouvait exprimer par son visage sa conviction, mais il inscrivit le plus rapidement qu'il put:
«Rappelez-vous, Samuel, vous m'aviez dit que vous vouliez aller plus loin dans les réformes. Je suis prêt à vous aider.»
– Vous ne vous rendez pas compte de la difficulté à faire bouger les choses, ici.
«Ce n'est pas parce que c'est difficile qu'on ne le fait pas, c'est parce qu'on ne le fait pas que c'est difficile. Je suis sûr qu'il y a déjà eu des réussites mais on les a oubliées. Faites-moi confiance.»
Le neuropsychiatre cligna de l'œil, en signe d'assentiment.
Jean-Louis Martin le regarda quitter la pièce et espéra être à la hauteur de son défi.
Il envisagea le problème sous tous ses aspects. Il chercha d'abord des exemples dans l'histoire.
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