– Allez-y maintenant, ça m'intéresse.
Patiemment, Fincher attendait que Martin développe sa pensée. Les phrases étaient longues à venir.
«L'école, nos parents, notre entourage nous forgent des grilles de lecture préconçues du monde. Nous regardons tout à travers ces prismes déformants. Résultat: personne ne voit ce qui se passe vraiment. Nous ne voyons que ce que nous avons envie de voir au préalable. Nous réécrivons sans cesse le monde pour qu'il confirme nos préjugés. L'observateur modifie ce qu'il observe.» La remarque amusa le neuropsychiatre qui l'observa différemment.
«Pour moi, être malade est une défaite. Pour moi, être handicapé est une honte. Quand je communique avec les autres, je leur demande inconsciemment de me le rappeler. Je ne peux pas m'en empêcher.»
Le savant était impressionné par l'efficacité de Jean-Louis Martin. Il tapait maintenant presque aussi vite qu'une secrétaire. Il était à peine en dessous de la vitesse d'élocution normale. La fonction crée l'organe. Le temps passé à écrire ses livres ne lui avait pas donné la gloire littéraire mais lui avait apporté une vivacité étonnante.
– En prendre conscience, c'est déjà commencer à se libérer de ses préjugés, répondit-il.
«En fait, nous ne laissons pas le réel exister. Nous arrivons avec des croyances et, si le réel les contredit, nous nous débrouillons pour le comprendre de travers. Par exemple, si je suis persuadé que les gens vont me repousser parce qu'ils s'apercevront que je suis handicapé et qu'ils ne me repoussent pas, je me mettrai à interpréter de travers la moindre de leur allusion pour pouvoir dire: «Vous voyez, ils me repoussent parce que je suis handicapé.»
– C'est le principe de la paranoïa. La peur fabrique le danger.
Samuel Fincher essuya la bave qui coulait derechef.
«C'est pire que ça. Nous agressons le réel. Nous inventons en permanence une réalité confortable rien que pour nous, et si cette réalité ne s'accorde pas à celle des autres nous nions celle des autres!»
L'œil de Jean-Louis Martin exprimait la colère ou bien l'enthousiasme, nul n'aurait pu trancher. «Je crois que nous sommes tous fous, docteur. Car nous déformons le réel et nous sommes incapables de l'accepter tel qu'il est. Les gens qui paraissent les plus sympathiques aux autres sont ceux qui sont les plus aptes à dissimuler leur perception du réel pour donner l'impression qu'ils acceptent celle des autres. Si nous révélions tous ce que nous pensons vraiment nous ne ferions que nous disputer.»
Il marqua un temps.
«C'est peut-être cela, ma plus terrible prise de conscience: je me croyais handicapé physique et, en réfléchissant vraiment, je m'aperçois que je suis un handicapé mental. Je ne suis pas capable d'appréhender le monde.»
Le docteur Fincher ne répondit pas tout de suite.
«Existe-t-il quelqu'un capable d'accepter la réalité nue, telle qu'elle est vraiment, sans vouloir la pré-penser?» insista Jean-Louis Martin.
– Je dirais que c'est l'objectif de vie d'un homme sain d'esprit. Accepter le monde tel qu'il est et non pas tel qu'on croit qu'il est ou tel qu'on voudrait qu'il le devienne.
«Pour ma part, je crois que c'est nous qui inventons le réel. C'est nous qui rêvons de qui nous sommes. C'est notre cerveau qui nous transforme en six milliards de dieux à peine conscients de nos pouvoirs. Je vais donc décider de ma manière de penser le monde et me penser moi-même. Et à partir de maintenant je décide de me prendre pour un type formidable dans un monde passionnant et inconnu contre lequel je n'ai aucun préjugé», écrivit alors Jean-Louis Martin.
Samuel Fincher considéra différemment son malade. Où était passé le préposé au service contentieux de la Banque du crédit et du réescompte niçois? Martin était vraiment comme une chenille qui se transformait en papillon, sauf que ce n'était pas le corps mais l'esprit qui déployait ses ailes multicolores.
– Vous commencez à m'impressionner, Martin.
«Cette nuit, j'ai fait un rêve, dit le malade. J'ai rêvé qu'il y avait un salon chic où tout le inonde faisait la fête. Et, je ne sais pas pourquoi, vous étiez au milieu avec une immense tête, une tête de géant grande de trois mètres de haut.»
Samuel Fincher lui prit la main.
– Le rêve est précisément le seul moment où nous sommes libres. Du coup, nous laissons nos idées vaquer à leur guise. Votre rêve ne signifie rien, si ce n'est que peut-être vous me surestimez.
Il est midi et le CIEL est en pleine ébullition. Les limousines moirées se garent les unes derrière les autres devant le mas provençal, siège du club d'épicuriens. Des gens très chics en descendent. Les femmes en robes haute couture déploient leurs éventails et arrangent leurs chapeaux. Il fait chaud.
Isidore et Lucrèce arrêtent leur side-car. Ils se débarrassent de leurs casques et de leurs lunettes d'aviateur et dévoilent leurs tenues de soirée sous leurs manteaux rouge et noir. Robe fendue pourpre pour Lucrèce, veste verte et chemise ample de popeline beige pour Isidore. Lucrèce troque ses bottes de moto contre deux escarpins noirs à talons hauts qu'elle enfile sur ses bas résille. Isidore conserve ses mocassins. Il regarde sa compagne qu'il n'avait jusqu'alors jamais vue ainsi vêtue. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout une gamine, elle fait carrément «vamp». Ses longs cheveux roux rehaussés par sa robe fendue pourpre font davantage ressortir ses yeux vert émeraude à peine soulignés d'eye-liner noir. Un rouge à lèvres brillant donne à son visage un éclat nouveau. Grâce à ses hauts talons, elle a grandi de plusieurs centimètres.
– Ce sont des chaussures neuves et elles me serrent. Entrons vite que je puisse m'en délivrer, avoue-t-elle, mal à l'aise.
Les deux journalistes se glissent dans la file de ceux qui attendent pour entrer dans la fête, alors que résonne une musique symphonique dans les haut-parleurs extérieurs.
Jérôme Bergerac vient les saluer, veste de cachemire et monocle à la main. Il leur propose de leur montrer sa «Mimi».
– C'est votre compagne?
Le milliardaire les entraîne derrière le mas. Là, posée au centre du champ, ils aperçoivent la dénommée Mimi. C'est une montgolfière qui s'enfle progressivement sous l'effet d'un immense ventilateur soufflant sur des tuyères enflammées pour remplir la membrane d'air chaud. La toile s'élève et la montgolfière révèle sa forme: une sphère sur laquelle s'affiche, sur trois mètres de haut, le visage de Samuel Fincher.
– C'est en hommage à Sammy. Ainsi, il continue d'être près de nous. Le remplissage d'air chaud est un peu long mais je pense que d'ici la fin de la fête Mimi pourra servir à l'apothéose finale, n'est-ce pas?
Jérôme accorde un nouveau baise-main à la jolie journaliste scientifique.
– Alors, toujours aussi riche et oisif?
– Toujours.
– Si vous avez de l'argent en trop, je veux bien vous aider.
– Ce ne serait pas vous rendre service. L'argent, quand on n'en a pas, on imagine que c'est la solution à tous les maux et, lorsqu'on en a, comme c'est mon cas, on découvre une grande béance. Vous voulez que je vous raconte la meilleure? La semaine dernière j'ai pris un billet de loto, comme ça, juste pour faire un acte de «pauvre», eh bien j'ai gagné. Le monde est ainsi, il n'y a que si on n'a pas besoin de quelque chose qu'on l'obtient. Par exemple, là, j'aimerais ne pas avoir besoin de vous…
Isidore marque des signes d'impatience.
– Dis donc, ma «sœur», je crois que la fête commence à l'intérieur. Il ne faudrait pas rater le début.
Ils entrent et retrouvent Micha qui indique à un chargé de la sécurité que même si ces deux-là ne font pas encore partie des habitués il peut les laisser entrer.
Читать дальше