Il montre des anneaux de métal. Lucrèce s'aperçoit qu'ils ont des pointes tournées vers l'intérieur.
– Avant, dans beaucoup de villes françaises, les bourgmestres finançaient l'ouverture de maisons closes pour «l'équilibre de leurs concitoyens et l'éducation des jeunes».
Des gravures représentent des intérieurs de ces lieux de débauche.
– Les moines n'étaient pas obligés à l'abstinence, il n'y avait que le mariage qui leur était interdit, pour ne pas éclater les propriétés de l'église.
Ils voient des images de scènes de bains publics.
– Dans les étuves, sortes de hammams construits au centre des villes, des hommes et des femmes se baignaient nus. L'Eglise devra accuser ces lieux de transmettre le choléra et la peste pour les discréditer. Ils seront finalement tous fermés vers l'an 1530.
Plus loin des images de grands lits. Micha désigne une gravure.
– Les gens dormaient nus, le plus souvent en famille. Les lits étaient suffisamment larges pour qu'on y invite aussi les servantes et les visiteurs de passage. On se doute que les corps se touchaient, ne serait-ce que pour se réchauffer mutuellement. Mais voilà qu'au XVI siècle apparaît le premier élément anti-plaisir: la chemise de nuit.
Il montre une chemise de nuit ancienne.
– Avec ce vêtement inutile, les gens perdent l'habitude de se coucher nus, de se toucher les peaux, de se caresser, de se masser. La duchesse de Bretagne rapporte même que, pour faire l'amour, les femmes de la noblesse portaient des chemises de nuit avec un trou rond au niveau du sexe. Et au-dessus du trou étaient brodées des images pieuses. Avec la chemise de nuit, vient la pudeur, puis la honte d'exposer son corps. Les gens se baignaient et se lavaient même en chemise de nuit. Chacun chez soi, chacun dans son lit, chacun dans sa chemise de nuit.
La visite se poursuit avec la vision d'une fourchette et d'un mouchoir disposés sous une cloche de verre.
– C'est aussi à cette époque que se développent deux autres catastrophes anti-épicuriennes: le mouchoir et la fourchette. Avec le premier on cessait de toucher son propre nez, avec le second les aliments. Le sens du toucher ne servait plus à rien. Le plaisir commença à devenir tabou.
Ils s'arrêtent devant la lithographie d'un saint en train de se faire dévorer par des lions dans une arène romaine.
– Et voilà le camp adverse. Lui aussi a commencé à frapper très tôt. Le contraire de l'épicurisme, c'est le stoïcisme.
Micha fait une grimace en prononçant le mot.
– Le stoïcien a dénaturé sa recherche du plaisir. L'épicurien veut le plaisir ici et maintenant. Le stoïcien se figure que la douleur dans le présent lui garantit un plus grand plaisir dans le futur. Et plus il souffre maintenant, plus il est persuadé qu'il sera récompensé demain. C'est irrationnel, mais tel est bien le drame de la perversion humaine.
Micha les dirige vers une photo de montagne avec un portrait d'homme exhibant ses doigts gelés.
– Et l'alpiniste qui gravit l'Everest, pourquoi croyez-vous donc qu'il accomplit cet exploit? Il a froid, il souffre, mais il fait ça parce qu'il pense qu'on va l'aimer beaucoup plus ensuite. Ah, comme je déteste les héros!
– Certains font ça par romantisme, temporise Lucrèce.
– Le romantisme est le suprême argument pour légitimer l’anti-hédonisme. L'amour impossible c'est peut-être romantique, mais moi je préfère l'amour possible. Quand une fille me dit non, je passe à une autre. Si j'avais été le Roméo de la pièce de Shakespeare j'aurais vite repéré les problèmes avec les parents de Juliette et, pour ne pas me prendre la tête, je serais parti en draguer une autre.
– Vous n'aimez pas les stoïciens, vous n'aimez pas les héros, vous n'aimez pas les romantiques, bref vous n'aimez pas tout ce qui fait les belles histoires, souligne Lucrèce.
– Pourquoi souffrir? Quelle cause mérite qu'on renonce au confort et à la jouissance? Je vous l'affirme, le combat pour le plaisir n'est ni évident ni gagné d'avance. Epicure en son temps disait: «Le sens de la vie est de fuir la souffrance.» Mais regardez tous ces gens qui se donnent tellement de mal et de mauvaises raisons pour provoquer et supporter leur détresse.
– Peut-être pour cet autre plaisir: se plaindre, lâche sobrement Isidore.
Micha leur indique un lieu surmonté de l'inscription: GALERIE DES EXPLOITS. Là s'étalent des photos de gens dégustant des brochettes en haut de volcans, ou d'hommes en train d'être massés par d'accortes Asiatiques.
– Le plaisir c'est aussi une mise en scène, précise Micha. Parfois, pour bien apprécier un mets délicat, nos membres se privent de manger pendant deux jours. De même, nous allons, comme vous le voyez sur ces photos, écouter de la musique en haut des volcans, ou faire l'amour sous l'eau munis de bouteilles de plongée. La volonté de plaisir est aussi source d'invention.
Ils passent devant des portraits de grands adeptes des plaisirs: Bacchus, Dionysos. Une gravure représentant Rabelais jeune et surmontée de sa devise: «Fais ce que voudras.» La Bruyère: «Il faut rire avant que d'être heureux. De peur de mourir sans avoir ri.»
– Les grands évolutionnistes du XIX esiècle, tels Herbert Spencer et Alexander Bain, l'avaient bien compris pour qui l'aptitude au plaisir fait partie de la sélection naturelle des espèces. Déjà, à l'époque, ils avaient établi la notion de «survie du plus apte à jouir», bien plus subtile que celle de «survie du plus fort».
Micha révèle une grande bibliothèque où s'alignent des volumes aux titres évocateurs, eux-mêmes regroupés par colonnes: «Plaisirs simples», «Plaisirs compliqués», «Plaisirs solitaires», «Plaisirs en groupe».
– Ici nous tentons de dresser la liste exhaustive de tout ce qui nous a apporté des satisfactions particulières. Cela va de se gratter une piqûre de moustique jusqu'à partir dans une navette spatiale, en passant par lire le journal au café, se promener au bord d'une rivière, se baigner dans du lait d'ânesse ou faire des ricochets avec des galets. Il faut avoir l'humilité de reconnaître qu'une vie réussie n'est qu'une collection de petits moments de plaisir.
– Peut-être que la plus grande ennemie de la notion de plaisir est la notion de bonheur, déclare Lucrèce soudain philosophe.
Le directeur du CIEL marque un vif intérêt pour cette remarque.
– En effet. Le bonheur est un absolu qu'on espère atteindre dans le futur. Le plaisir est un relatif qu'on peut trouver tout de suite.
Micha les dirige vers un bar ou un majordome en livrée leur sert à sa demande une pâte vert fluo laquelle entoure une autre pâte rosé fluo, celle-ci renfermant une gelée ocre.
– C'est quoi?
– Goûtez.
Lucrèce approche le bout de sa langue qu'elle a toute pointue. Pas de signal gustatif net. Normal, l'extrémité de la langue ne perçoit que le sucré et il faut au moins 0,5 % de sucre pour qu'elle déclenche cette sensation.
Lucrèce affiche une moue dubitative mais Micha insiste. Elle saisit alors une cuillère et, comme si elle s'apprêtait à ingurgiter un médicament nécessaire, elle avale d'un trait une bonne quantité de cet aliment suspect et multicolore. Ses lèvres ourlées se referment sur l'expérience gustative. Elle ferme les yeux pour bien percevoir. Sa langue est recouverte de petites protubérances roses, les papilles. A l'intérieur de chaque papille se trouvent des bourgeons, amas de cellules nerveuses ovoïdes, percés d'un pore à leur partie supérieure. Les messages nerveux qu'ils transmettent au cerveau sont interprétés, selon le goût de l'aliment, en sucré, salé, acide ou amer. Le bout de la langue perçoit plus précisément le sucré, et la base, l'amer. Le salé et l'acide sont perçus par les flancs de la langue.
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