Dans ce qu'elle mange, Lucrèce perçoit un peu tout à la fois, d'abord le salé, puis le sucré, finalement présent. Puis l'amer. Puis l'acide.
– C'est délicieux, reconnaît-elle. C'est quoi?
– Une pâtisserie japonaise à base de haricots rouges. J'étais sûr qu'elle vous plairait.
De son côté, Isidore, toujours amateur de sucreries classiques, commande une glace pistache à la chantilly.
– Vous aimez la chantilly? Normal. Cette crème a le goût du lait de la mère. Nous cherchons sans cesse à régresser pour redevenir des bébés. Parce qu'ainsi on fait un avec la mère, un avec l'univers. On est surpuissant. Avant neuf mois le bébé se figure qu'il est tout. Nous gardons la nostalgie de ce moment d'illusion. Nous le retrouvons un peu dans la chantilly.
Isidore remue sa glace jusqu'à la transformer en une bouillie ragoûtante mêlant chantilly et fruits.
– Finch… euh… Sammy parlait souvent de motivation, lance Isidore.
– Pourquoi parler de motivation? Parlons de plaisir, répond Micha. La cessation de la douleur est un plaisir. La cessation de la peur est un plaisir. Manger, dormir, boire, faire l'amour sont des plaisirs. Sammy n'était pas adepte de la motivation. Il était adepte du plaisir. Mais le mot «plaisir» est aujourd'hui tellement suspect qu'il ne pouvait pas se risquer à le prononcer. Pourtant c'est, j'en suis convaincu, le mot auquel il pensait quand il répétait après sa victoire sur Deep Blue IV l'expression «motivation». Sa mort en est la preuve ultime. Et je dois vous dire que la formule est rentrée dans notre jargon: «se faire finchériser» signifie déjà se faire tuer d'extase durant l'acte d'amour.
– Vous pensez donc qu'il est mort d'amour? demande Lucrèce en remarquant une nouvelle pancarte derrière elle:
«Le péché plutôt que l'hypocrisie».
– Bien sûr. C'est un gigantesque orgasme qui lui a ravagé le cerveau!
– J'entends qu'on parle d'orgasme, puis-je me joindre à la conversation, n'est-ce pas?
Un homme aux allures de dandy anglais les rejoint. Cheveux poivre et sel, il arbore une moustache en pointe dont il tortille l'extrémité droite d'une main. Il est vêtu d'un costume de lin, chemise blanche et foulard de soie négligemment noué autour du cou. Visage excessivement bronzé, même pour un habitant de la Côte d'Azur, ses gestes sont un peu maniérés mais gracieux.
– Je vous présente Jérôme, un pilier de notre club.
– Dis donc, Micha, tu m'avais caché qu'il y avait de nouvelles adhérentes aussi «éveillantes des sens».
– Le dénommé Jérôme propose un baise-main à Lucrèce.
– Jérôme Bergerac. Pour vous servir, dit-il.
Et il tend sa carte de visite sur laquelle est en effet inscrit: «Jérôme Bergerac, milliardaire oisif». Lucrèce trouve l'idée assez amusante.
– C'est quoi un «milliardaire oisif»? demande la jeune fille.
Il s'installe à côté d'eux, replace son monocle sur son oeil droit et plisse sa joue pour bien le caler.
–Un jour, j'étais sur mon voilier de vingt-cinq mètres, entouré de trois call-girls, une rousse, une blonde, une brune. Elles étaient bronzées comme des croissants chauds, la plus âgée avait vingt-deux ans. Je venais de faire l'amour avec chacune à tour de rôle et, avec les trois simultanément, je sirotais une coupe de Champagne en regardant au loin les îles recouvertes de cocotiers, la mer turquoise et le coucher de soleil orange, et je me suis dit: «Bon, et maintenant je fais quoi?» J'ai eu un grand coup de blues. J'ai pris conscience que j'étais au sommet de ce que pouvait m'offrir la société humaine et que je ne pouvais pas monter plus haut. Comme ces élèves qui obtiennent vingt sur vingt et qui n'ont donc plus de possibilités de faire mieux. Cette prise de conscience m'a démoralisé, alors j'ai cherché ce qu'il y avait au-dessus du sommet et j'ai trouvé le CIEL, n'est-ce pas?
Micha sort une bouteille de Champagne et ils portent tous un toast.
– Au CIEL!
– À Epicure!
– À Sammy…
Jérôme marque un temps.
– J'ai bien connu Sammy, dit Jérôme. C'était un homme de grand cœur. Il avait la chance de se battre pour une noble cause: la mise en valeur des qualités de l'homme qui surpassera toujours la machine. Ce n'était pas un épicurien bêta comme on en voit ici, qui confondent épicurisme et égoïsme, si tu me permets, Micha. Sammy croyait vraiment que l'épicurisme était une voie vers la sagesse, n'est-ce pas?
Il fait tourner son verre.
– Nous évoquerons son souvenir à la fête de samedi, annonce Micha. Natacha m'a aussi confirmé sa présence.
– Nous pourrons venir? demande Lucrèce.
– Bien sûr, maintenant que vous êtes membres…
Jérôme Bergerac s'efface à regret, non sans avoir esquisse un baiser dans l'air.
Le docteur Samuel Fincher était stupéfait que nul ne s'intéresse au livre de Jean-Louis Martin. Pour le consoler de son échec dans le monde de l'édition, Fincher fit venir un informaticien qui ajouta un autre gadget: une connexion Internet.
De cette façon, Jean-Louis Martin était à même non seulement de recevoir des informations mais aussi d'en émettre directement sans avoir besoin d'un intermédiaire.
Son esprit prisonnier de l'hôpital pouvait enfin en franchir les murs. Après la main, c'était le bras qui passait à travers les barreaux pour aller grappiller des informations.
En cherchant sur un moteur de recherche à «Maladie du LIS», il découvrit un site consacré à cette maladie. Son autre nom était «Syndrome de l'Emmuré Vivant». Les médecins avaient décidément l'art de la formule percutante. Etrange malédiction qui le faisait se retrouver à l'endroit même, le fort Saint-Marguerite, où était enfermé jadis le Masque de fer.
Il découvrit également sur le site qu'un Américain du nom de Wallace Cunningham, souffrant des mêmes symptômes que lui, avait reçu un traitement nouveau.
Dès 1998, les neurologues Philip Kennedy et l'informaticienne Mélodie Moore de l'université Emory avaient implanté dans son cortex des électrodes capables d'enregistrer les signaux électriques du cerveau et de les transformer en ondes radio elles-mêmes convertibles en langage informatique. Ainsi, rien qu'en pensant, Wallace Cunningham dirigeait un ordinateur et communiquait avec le monde entier.
A sa grande surprise, Martin constata que, grâce à ses implants cérébraux, la frappe de l'Américain était fluide et qu'il écrivait pratiquement à la vitesse de la parole.
Le LIS français et le LIS américain dialoguèrent en anglais.
Mais dès qu'il lui signala qu'il était atteint de la même maladie que lui, Wallace Cunningham lui répondit qu'il ne voulait plus poursuivre cette conversation. En fait, il reconnut qu'il ne souhaitait plus parler qu'à des bien-portants. Il considérait que là résidait l'avantage d'Internet: on n'y était plus jugé sur son apparence. Il souhaitait surtout ne pas créer un village virtuel d'handicapés. «D'ailleurs, votre pseudonyme, le Légume, est révélateur. Il montre l'image que vous avez de vous-même. Moi je me fais appeler Superman!…»
Jean-Louis Martin ne trouva rien à répondre. Il réalisa soudainement qu'il n'existait pas que les prisons physiques mais aussi les prisons des préjugés. Au moins, Cunningham lui avait fait prendre conscience de ses limites.
Il en parla avec Fincher. Son œil preste se mit à courir sur l'écran pour désigner les lettres de l'alphabet qui allaient lui servir à composer des mots.
«J'ai l'impression que notre pensée n'est jamais libre», écrivit-il.
– Qu'entendez-vous par là? demanda le neuropsychiatre.
«Je ne suis pas libre. Je m'autodévalue. Nous fonctionnons avec un système de préjugés. Nous entretenons des idées préconçues sur le réel et nous nous débrouillons pour que le réel confirme ces idées. J'avais commencé à en parler dans mon livre mais je ne suis pas allé assez loin.»
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