Le cinquième éditeur me reproche mes scènes de batailles, guère prisées du public féminin. Il me rappelle que le lectorat est dans son immense majorité féminin et que femmes et jeunes filles préfèrent de loin les scènes romantiques. Pourquoi ne pas réfléchir à une version « love story chez les rats»?
Je regarde mes rats: un mâle est précisément en train de copuler avec une femelle. Il lui mord très fort le cou jusqu'au sang, lui écrase la tête et lui bloque la croupe avec ses griffes pour mieux s'y emboîter. La pauvre couine de douleur, mais le mâle n'en semble que plus excité.
Une love story romantique chez les rats? Ce ne serait pas réaliste…
Cinq. Six. Sept. Et dix, qui fait la manche. J'ai abattu tous les soldats ennemis qui se sont aventurés dans ma rue. Il est midi. Le ciel est blanc. Le village fume et les mouches s'acharnent sur la viande encore tiède des combattants.
Les ennemis sont morts, mais les amis aussi. Je ne vois plus un seul des nôtres. Je pousse le hurlement du loup. Ce cri de ralliement n'est suivi d'aucune réponse. Je crois que j'ai eu de la chance. Je crois qu'il y a quelqu'un là-haut, au ciel, qui me protège. Bien sûr, je suis rapide mais j'ai quand même évité plusieurs fois comme par miracle de marcher sur une mine ou de recevoir une balle perdue.
Ouais, j'ai sûrement un ange gardien. Saint Igor, merci.
Je sais que je vais être rapatrié au camp pour y être réincorporé dans un nouveau commando de Loups et enchaîner d'autres missions pareilles à celle-ci. La guerre, c'est la seule chose que je sache bien faire. Chacun son truc. Je remets les haut-parleurs sur mes oreilles et je me repasse la Nuit sur le mont Chauve .
Soudain, j'entends un hurlement de loup. Est-ce un vrai loup?
Non, c'est Stanislas. Il a raison, il doit avoir lui aussi un ange gardien.
Encore un 5 sur 10. Tout va se jouer sur le dernier vote. Celui du boxeur.
– 10 sur 10, annonce-t-il.
Est-ce possible? Ai-je bien entendu?
D'un coup, ma moyenne grimpe en flèche. À cet instant, j'ai la meilleure note. J'exulte d'abord puis me reprends. Toutes les filles ne sont pas encore passées. Une autre peut me doubler.
Dans un brouillard, j'entends les autres chiffres tomber. En tête, je suis toujours en tête. Ça y est, tout le monde est passé, personne n'a fait mieux.
Je suis… je suis… Miss Univers.
J'embrasse les jurés. Les caméras de télévision me filment. Tout le pays me voit. On me tend une bouteille de Champagne et j'arrose tout le monde sous les flashes des photographes.
J'ai gagné!
Je parle dans le micro:
– Je tiens à remercier tout spécialement ma mère sans qui jamais je n'aurais trouvé le courage d'entreprendre ce long cheminement vers la… perfection.
Au moment où je les prononce, je sens que ce sont les mots qu'il faut dire pour plaire au public et aux téléspectateurs. Mais, entre nous, s'il y a quelqu'un à qui je dois dire merci, c'est à moi et rien qu'à moi.
Sur scène, mes ex-rivales viennent me congratuler. Dans le public, maman pleure de joie et Esteban me lance des bisous dans les airs.
Après c'est: interviews, félicitations, photos. Je suis au zénith.
Ensuite, dehors, les gens me reconnaissent et me réclament des autographes.
Épuisée, je regagne l'hôtel avec un Esteban plus admiratif que jamais.
J'ai gagné!
J'ai perdu. Échec sur toute la ligne. Aucun éditeur ne veut de mes Rats .
«Écrivain c'est pas un métier, me dit mon père au téléphone. Tu parles si je le sais! Je suis libraire et je vois bien que seuls les gens déjà célèbres se vendent. Deviens d'abord célèbre et ensuite tu pourras écrire ton livre. Tu n'as pas pris le problème dans le bon sens.»
Il n'y a que Mona Lisa qui reste proche de moi dans l'adversité. Elle sent bien que je suis affaibli et commence à s'inquiéter sur ma capacité à lui fournir tous les jours sa pâtée ou ses croquettes.
Je me couche. Le lendemain matin, je vais prendre mon service au restaurant puis je relis mon manuscrit.
Dans la cage les rats semblent se moquer de moi. Ils m'énervent. Ils se prennent pour qui? Ce ne sont que des rats après tout. Je les relâche dans les égouts. Qu'ils se débrouillent.
Mona Lisa m'approuve d'un ronronnement significatif.
Je vais m'installer devant ma machine à écrire. Il n'y a plus la moindre magie. Il n'y a plus le moindre espoir. Je n'y arriverai jamais. Mieux vaut renoncer.
LES CREQ : L'homme est en permanence conditionné par autrui. Tant qu'il se croit heureux, il ne remet pas en cause ce conditionnement. Enfant, il trouve normal qu'on le contraigne à avaler des aliments qu'il déteste, c'est sa famille. Adulte, il trouve normal que son supérieur l'humilie, c'est son travail. Marié, il trouve normal que sa femme lui fasse des reproches permanents, c'est son épouse. Citoyen, il trouve normal que son gouvernement réduise sans cesse son pouvoir d'achat, c'est le gouvernement pour lequel il a voté.
Non seulement il ne s'aperçoit pas qu'on l'étouffe, mais en plus il revendique sa famille, son travail, son système politique et la plupart de ses prisons comme autant de formes d'«expression de sa personnalité».
Beaucoup d'humains sont prêts à se battre bec et ongles pour qu'on ne leur ôte pas leurs chaînes. Pour nous les anges, il est donc parfois nécessaire de provoquer ce qu'en bas ils nomment des «malheurs» et que nous en haut qualifions de «CREQ», pour «crise de remise en question». Les CREQ peuvent prendre plusieurs formes: accident, maladie, rupture familiale, déboires professionnels.
Ces crises terrifient les mortels mais, au moins, les déconditionnent provisoirement. Très vite, l'humain part à la recherche d'une autre prison. Le divorcé est pressé de se remarier. Le licencié accepte un travail plus pénible encore. Cependant, entre le moment où survient la CREQ et celui où le mortel retrouve une autre prison, il aura joui de quelques instants de lucidité. Il aura entrevu alors ce qu'est la vraie liberté. Même si, en général, cela l'a plutôt effrayé.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome IV.
Retour au Paradis.
Que mes clients ont évolué en si peu de temps! À croire qu'ils mûrissent plus vite lorsqu'on ne les surveille pas. Venus s'est tirée de son anorexie et de sa boulimie et elle s'est acquis le titre de Miss Univers. Tant mieux, de toute façon, j'avais l'intention de le lui procurer. Igor est sorti et de la prison et de l'asile d'aliénés et il est devenu un héros militaire. Il n'y a que Jacques à la traîne, qui n'arrive pas à trouver ses marques. Qu'il reste vautré devant sa télévision aussi longtemps ne me laisse rien présager de bon.
Edmond Wells apparaît toujours au mauvais moment. Il soupire:
– Tu me déçois beaucoup, Michael. J'avais placé de grands espoirs en toi et tu gâches le travail…
– Je suis nouveau, je commence à peine à comprendre comment fonctionnent les humains.
Mon instructeur reste dubitatif.
– Ah oui, et cette petite promenade dans l'espace, c'était comment?
Il sait. Je proteste:
– À part Jacques Nemrod qui a toujours été à la traîne, mes deux autres clients vont très bien.
– Mon pauvre Michael, dit Edmond Wells, il y a encore beaucoup de choses qu'il faut que je t'explique. Tu as remarqué que lorsque tu approches de la Terre, tu rencontres des âmes errantes?
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