Mona Lisa Il vient se frotter contre moi afin de vérifier que je ne l'ai pas remplacée dans mon cœur par ces monstres aux dents pointues.
Je relis mon travail.
En fait, ce roman, il part dans tous les sens. On ne comprend pas pourquoi les scènes s'enchaînent ainsi et pas autrement. Je me rends compte qu'il me faut construire un échafaudage qui soutiendra toute l'histoire et fera que les scènes tomberont à tel endroit et non à tel autre, de façon purement aléatoire. Utiliser une structure géométrique? Bâtir une histoire en forme de cercle? Je teste. À la fin du récit, mes personnages se retrouvent dans la même situation qu'au début. Déjà vu. Une histoire en forme de spirale? Plus on avance, plus le récit s'élargit et débouche sur l'infini. Déjà vu aussi. Construire une histoire en ligne? Banal, tout le monde fait ça.
Je songe à des figures géométriques plus compliquées. Pentagone. Hexagone. Cube. Cylindre. Pyramide. Tétraèdre. Décaèdre. Quelle est la structure géométrique la plus complexe? La cathédrale. J'achète un livre sur les cathédrales et je découvre que leurs formes correspondent à des structures liées aux dispositions des étoiles dans le cosmos. Parfait. Je vais écrire un roman en forme de cathédrale. Je choisis pour modèle celle de Chartres, pur joyau du treizième siècle, regorgeant de symboles et de messages cachés.
Je reproduis méticuleusement le plan de la cathédrale sur une grande feuille de papier à dessin et m'arrange pour que les évolutions de mon récit s'intègrent dans ses repères millénaires. Les croisements de mes intrigues correspondront aux croisements des nefs, mes coups de théâtre aux clefs de voûte. La méthode m'in cite à m'amuser davantage en multipliant les développements parallèles. Mon écriture devient plus fluide, les trajectoires de mes personnages s'inscrivent naturellement dans cette structure parfaite.
J'écoute de la musique de Bach. Jean-Sébastien Bach usait aussi pour ses compositions de structures de type cathédrale. Parfois, deux lignes mélodiques se croisent donnant à l'oreille l'illusion d'en entendre une troisième que pourtant aucun instrument ne joue. J'essaie de reproduire cet effet dans mon écriture avec deux intrigues qui se chevauchent pour créer l'idée d'une troisième, imaginaire celle-là.
La cathédrale de Chartres et Jean-Sébastien Bach constituent mon échafaudage secret. Portés par cette charpente, mes personnages prennent le large et mon écriture accélère. J'arrive à écrire vingt pages définitives par jour au lieu des cinq à revoir habituelles. Mon roman devient de plus en plus épais. 500, 600, 1 000, 1 534 pages… Davantage qu'un simple polar, c'est «Guerre et Paix chez les rats».
Ça me semble enfin suffisamment solide pour être lu.
Il ne me reste plus qu'à trouver un éditeur. J'expédie mon manuscrit par la poste à une dizaine des principales maisons d'édition parisiennes.
Les jurés votent. Je grignote mon ongle cassé. Je donnerais ma vie pour une cigarette mais le règlement l'interdit. Mon sort se joue en ce moment.
Je vise. Je tire. J'en abats un deuxième. J'en abats un troisième. Un quatrième. Qu'il est bon de travailler en musique! Je remercie l'Occident décadent d'avoir inventé les baladeurs. Une vision de maman flotte devant moi. Plutôt que de viser le cœur, je cherche la tête. Chaque fois que je songe à maman, j'ai envie de poser le doigt sur une détente.
À intervalles plus ou moins longs, je trouve la réponse d'un éditeur dans ma boîte aux lettres. Le premier juge mon sujet trop excentrique. Le deuxième me conseille de remettre mon ouvrage sur le métier en choisissant cette fois pour héros les chats, «beaucoup plus appréciés du grand public».
Je regarde Mona Lisa II.
Y a-t-il un roman à faire sur Mona Lisa Il, le chat le plus décadent de tout l'Occident?
Le troisième éditeur me propose de publier mon roman à mes frais, à compte d'auteur. Il est tout disposé à m'accorder un bon prix.
Les notes tombent. Elles sont plutôt sévères. La meilleure moyenne pour l'instant tourne autour de 5,4 sur 10. Ça y est, c'est mon tour. Les jurés annoncent l'un après l'autre leur verdict: 4. 5. 6. 5… Je conserve un sourire plaqué sur le visage mais je suis effondrée. Si personne ne m'estime supérieure à ces chiffres minables, je suis perdue. Quelle injustice! Je déteste ces gens avec leurs mines hypocrites. En plus la fille la mieux notée pour le moment est bourrée de cellulite. Ils ne s'en sont donc pas aperçus?
IDÉOSPHÈRE: Les idées sont comme des êtres vivants. Elles naissent, elles croissent, elles prolifèrent, elles sont confrontées à d'autres idées et elles finissent par mourir.
Et si les idées comme les êtres vivants avaient leur propre évolution? Et si les idées se sélectionnaient entre elles pour éliminer les plus faibles et reproduire les plus fortes comme dans le darwinisme? Dans Le Hasard et la Nécessité , en 1970, Jacques Monod émet l'hypothèse que les idées pourraient avoir une autonomie et, comme les êtres organiques, être capables de se reproduire et de se multiplier.
En 1976, dans Le Gène égoïste , Richard Dawkins évoque le concept d'«idéosphère».
L'idéosphère serait au monde des idées ce que la biosphère est au monde des êtres vivants.
Dawkins écrit: «Lorsque vous plantez une idée fertile dans mon esprit, vous parasitez littéralement mon cerveau, le transformant en véhicule pour la propagation de cette idée.» Et il cite à l'appui le concept de Dieu, une idée qui est née un jour et n'a plus cessé d'évoluer et de se propager, relayée et amplifiée par la parole, l'écriture, puis la musique, puis l'art, les prêtres la reproduisant et l'interprétant de façon à l'adapter à l'espace et au temps dans lesquels ils vivent.
Mais les idées, plus que les êtres vivants, mutent vite. Par exemple le concept, l'idée de communisme, née de l'esprit de Karl Marx, s'est répandue dans un temps très court dans l'espace jusqu'à toucher la moitié de la planète. Elle a évolué, a muté, puis s'est finalement réduite pour ne concerner que de moins en moins de personnes comme une espèce animale en voie de disparition.
Mais en même temps, elle a contraint l'idée de «capitalisme» à muter elle aussi.
Du combat des idées dans l'idéosphère surgit notre civilisation.
Actuellement les ordinateurs sont en passe de donner aux idées une accélération de mutation. Grâce à Internet, une idée peut se répandre plus vite dans l'espace et le temps et être plus rapidement encore confrontée à ses rivales ou à ses prédatrices.
C'est excellent pour répandre les bonnes idées, mais aussi pour les mauvaises, car dans la notion d'idée il n'y a pas de notion «morale».
En biologie non plus d'ailleurs, l'évolution n'obéit pas à une morale. Voilà pourquoi il faudra peut-être réfléchir à deux fois avant de répandre les idées qui «traînent». Car elles sont plus puissantes désormais que les hommes qui les inventent et que ceux qui les véhiculent.
Enfin, c'est juste une idée…
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome IV.
Le quatrième éditeur me contacte par téléphone et m'encourage à persévérer. «L'écriture nécessite une grande expérience de la vie. Il est impossible qu'à dix-sept ans et demi vous en ayez suffisamment», dit-il.
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