Je pousse le chat. Je jette un drap sur la télévision pour qu'elle cesse momentanément de me narguer de son grand œil carré. Je me remets devant ma machine à traitement de texte et, pour la trentième fois, je recommence mon roman sur les rats, page 1.
Je dois placer la barre beaucoup plus haut encore. Il faut une intrigue qui captive l'attention même des éditeurs les plus obtus.
Nouvelle idée: créer un lieu au fond d'un égout où il se passe des faits mystérieux et terribles que je ne décrirai pas. Ce qui excite le plus l'imaginaire, c'est ce qui n'est pas montré. Pour chaque lecteur, il y aura au fond de mon égout ce qu'il redoute le plus.
Mona Lisa II me signale du bout de son museau que je dois parler d'un miroir. Faire une scène où un rat se voit dans un miroir. Tu sais tout, toi, ma Mona Lisa! Je t'écouterai toujours. Ici ce n'est pas ma planète, mais toi tu es de ma planète. Je viens peut-être du royaume céleste des chats. Chez les Égyptiens, les chats étaient des animaux sacrés considérés comme des dieux.
Mona Lisa II est peut-être la muse que j'ai toujours recherchée.
J'écris toute la nuit.
En tant que sergent-chef j'ai remis sur pied le commando des Loups. J'ai sélectionné les plus féroces des recrues. Je leur ai appris toute la force de la phrase: «Sois rapide ou sois mort.» J'ai inventé toutes sortes de jeux pour qu'ils développent leurs réflexes de rapidité. Ils jonglent avec des grenades dégoupillées, ils arrivent à éviter des flèches lancées de face, ils font des concours en posant leur main sur une table et en frappant de plus en plus vite entre leurs doigts écartés avec un couteau. Certains sont si véloces qu'ils arrivent à capturer à la main des petits lapins. J'ai réveillé quelque chose chez eux. L'animal. Ils parlent de moins en moins. Il n'y a plus un seul d'entre nous qui se permettrait de se lancer dans une discussion intellectuelle oiseuse.
Quand un Loup s'adresse à un autre Loup c'est pour lui dire: «Attention derrière toi.» En fait, on ne prononce même pas «attention», seulement «derrière». Nous ne parlons que pour survivre. Mes Loups m'obéissent au doigt et à l'œil. Je suis plus que leur sergent, je suis le chef de la horde.
Nous avons accompli ensemble plusieurs actions d'éclat qui ne seront jamais consignées dans les manuels d'histoire, mais qui auraient leur juste place dans les films de mes idoles, les stars américaines Syl-vester Stallone et Arnold Schwarzenegger.
Stanislas est devenu mon bras droit, c'est lui qui morigène les Loups qui ne m'obéissent pas assez vite ou qui ne me comprennent pas à demi-mot. Il est très efficace. Si ça continue, nous parviendrons à ne plus parler du tout et à tous être branchés les uns sur les autres comme par télépathie.
Une fois, j'ai rencontré un type qui m'a dit: «Je suis content de devenir un Loup car jusqu'ici, dans mes affectations précédentes, je n'ai pas eu de chance.» Je lui ai répondu que les gens qui n'ont pas de chance n'ont rien à faire dans mon groupe et je l'ai viré.
Je crois que, dans la vie, il y a trois facteurs, le talent, la chance, le travail. Avec deux de ces facteurs on peut réussir: travail plus chance peuvent suffire, si on n'a pas de talent. Talent et travail peuvent compenser le manque de chance. Talent plus chance peuvent éviter le travail. Mais l'idéal est de disposer des trois. Je demande donc à mes Loups, en plus de leur dextérité naturelle, un entraînement permanent, et un entretien régulier de leur chance.
Je leur ai appris ma nouvelle théorie. Nous avons tous un ange gardien.
Quand ça ne va pas, il ne faut pas hésiter à lui adresser une prière express. Stanislas a raconté plusieurs anecdotes où son ange gardien l'a sauvé et je crois avoir ainsi inculqué à mes Loups quelques rudiments de pensée mystique.
La horde fait des ravages. D'autant plus qu'en face ils ne croient qu'en leurs machines. Les brebis se croient protégées par leurs radars, leurs mines et leurs nouveaux fusils d'assaut offerts par des ennemis de la Russie. Pauvres naïfs. N'importe lequel de mes Loups, à main nue, obtient plus de résultats que vous et vos robots électroniques. Parce qu'on a la rage et qu'aucun engin mécanique ne peut avoir la rage.
Les médailles s'accumulent sur mon torse et, dans mon pays, ça signifie quelque chose. J'ai perdu quelques gars qui ont manqué de rapidité dans des moments cruciaux et qui sont donc morts. C'est la sélection naturelle des espèces, comme disait Darwin. Les moins forts disparaissent vite.
Mon escouade m'admire et me respecte, mais je lui fais un peu peur. Je voudrais tant qu'un jour quelqu'un m'aime. Maintenant, j'aimerais bien une histoire d'amour normale avec une fille normale.
Pour ça, il faudra peut-être que j'obtienne encore davantage de médailles. Les médailles, ça impressionne les filles.
Ça impressionnera Venus. J'ai revu sa photo sur un journal qui enveloppait nos munitions. Il paraît qu'elle a été élue Miss Univers.
Depuis que j'ai été élue Miss Univers, on me réclame dans le monde entier pour des défilés ou des photos de mode et on m'interviewe à la télévision pour me demander mon avis sur tout. Comme si être la plus belle* était déjà un signe d'intelligence… Billy Watts, mon agent, j'ai dû en prendre un, me conseille de répondre ce qui me passe par la tête. Comme, de toute façon, je n'y connais rien, je n'ai pas le choix. Et ça marche. Ça marche même rudement bien. Il paraît que c'est ça qui plaît aux gens, ma spontanéité. J'ai demandé si le fait de ne pas savoir de quoi l'on parle posait un problème. Billy Watts m'a répondu qu'au contraire, les gens du peuple se «reconnaissent» dans mon «ignorance». Du coup, certains hommes politiques me citent à tout propos: «Comme le dit si bien Venus Sheridan…»
Ça m'amuse. Moi qui n'ai pas le bac, je sers de référence à des surdiplômés de Harvard. Ces politiciens ne savent plus quoi faire pour paraître proches du peuple.
A propos de la guerre en Tchétchénie, j'ai émis une fois l'opinion que c'était «mal» et ça a beaucoup plu. De manière générale mon opinion se forme au fur et à mesure que je réponds aux interviews. D'abord, je donne mon avis spontanément et après je réfléchis à la question. Ça peut paraître stupide mais ça fonctionne. Je m'aperçois ainsi que je suis contre la guerre, et de manière plus générale contre la violence, contre la pollution, contre la pauvreté, contre les maladies.
Je suis résolument contre tout ce qui est bêtise, méchanceté et laideur. Je suis prête à signer toutes les pétitions allant dans ce sens.
Pour les bébés phoques, ça demande réflexion. Si on les protège trop, ça ruine les Esquimaux qui vivent de leur chasse. Pour la libéralisation des drogues douces, l'interdiction du port d'arme et l'abolition de la peine de mort, je dois aussi méditer davantage. Je ne distingue pas encore clairement qui sont les bons et les méchants en la matière, mais j'ai promis de rendre bientôt mon verdict. Une journaliste m'a demandé pour quel candidat je voterais aux élections, le républicain ou le démocrate. J'ai répondu: «Pour celui qui s'habille le mieux.» Ça a plu aussi. Les journalistes ont dit qu'il fallait saisir ma remarque au troisième degré. À la télévision, ils ont illustré mon propos avec des photos de tyrans du tiers-monde et il était facile de se rendre compte que ces gens sont tous très, très mal habillés.
Je me suis installée dans un joli loft des quartiers chics et je ne vois plus maman qu'une fois par semaine. Elle disjoncte un peu. Elle boit trop et change trop souvent de compagnon. Moi aussi je multiplie les aventures, mais j'ai appris à ne pas trop m'investir. J'aime bien jouer avec mes amants.
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