Je ne pouvais me cacher nulle part. Que j’essaie de traverser la mer en ferry-boat pour rejoindre l’Italie ou de m’enfuir au village du Praz-de-Lys, en Haute-Savoie, en empruntant un passage de montagne peu connu, la Mafia, qui a le bras long, me retrouverait en moins de vingt-quatre heures.
J’étais pris au piège, comme un rat sur un navire qui allait sombrer, moi, jadis infatigable vagabond européen, à la fin d’un long périple avec lequel je croyais dessiner un cercle, mais qui, en réalité, se déroulait en spirale descendante et se terminait à l’entrée d’une crique anonyme de Corse-du-Sud.
Je fus plus qu’étonné quand Sandrine interrompit ces réflexions amères, juste au moment où la douleur cuisante, dans ma poitrine, me força à m’allonger sur un tas de cordes, au moment où je décidai de me reposer un peu, avec devant moi l’image vivante du Praz-de-Lys, ce haut plateau féerique en face du mont Blanc, où j’aurais aimé laisser mes os, entre les bosquets de sapins et le lac du Roi, cet œil vert d’un géant borgne, endormi sous les neiges. Protégé de toutes les Mafia, j’aurais regagné ainsi mon sanctuaire affectif pour y rendre un hommage suprême à la divinité de ma montagne, avant de rejoindre papa et maman.
Je fus vraiment stupéfait de voir Sandrine se précipiter sur moi et se mettre à me secouer comme si elle avait perdu l’esprit, puis me coucher sur une toile repliée, et, aidée d’autres gens, me transporter sur la terre ferme. Je n’avais même pas remarqué qu’entre-temps nous avions accosté. Mais en dépit de tout, malgré ces visages difformes qui se penchaient sur moi, je me sentais comme un prince dans ce berceau de toile, parmi ces amis que je tant chérissais.
Pour embellir ce conte de fées, Marco vint à ma rencontre, les bras grands ouverts, me chatouiller le nez de sa barbe de père Noël et m’embrasser sur le front comme si j’étais redevenu enfant.
XV. Prosper. La mouche et l'ordinateur.
Après le premier émoi et la peur panique de voir Petit Loup foudroyé par l’engorgement d’une artère coronaire, les esprits se calmèrent, comprenant que notre camarade était victime de nos excès de la veille au soir et de la chaleur torride régnant sur le bateau. Après qu’il eut vomi sur Sandrine, qui avait eu la chance de l’approcher la première, nous le chargeâmes sur une sorte de brancard improvisé et le transbordâmes avec précaution à l’ombre d’un figuier, devant la demeure de Marco.
Pendant le transport, Sandrine le gava de fortifiants pour femmes enceintes, les seuls qu’elle avait sous la main. J’espérais que ce remède ne lui causerait pas trop d’ennuis hormonaux, que notre ami infortuné ne passerait pas le reste de sa vie avec de beaux petits seins pareils à ceux dont la nature avait fait don à Suzanne.
À l’entrée de sa maison, Marco nous salua par ces paroles retentissantes:
«Bienvenus au château!»
L’habitation en question ressemblait autant à un château que son propriétaire rappelait un châtelain. C’était une bien étrange construction, bâtie probablement sur les restes d’une fortification toscane, avec un toit à plus de huit pentes et toute une douzaine de minuscules cellules au sous-sol, au rez-de-chaussée et au premier étage, où tout homme adulte pouvait passer une douce nuit à condition de recroqueviller ses jambes sous son menton.
Dès que chacun de nous eut mangé une figue et bu l’inévitable verre de grappa qui menaçait de cécité mon unique œil, notre aimable hôte Marco nous somma de choisir la pièce où nous voulions passer la nuit.
Ne perdant pas le nord, Alpha fut la première à faire son choix. Elle ne demanda rien de moins que la chambre à coucher du maître des lieux, ayant la vague intention de la partager avec lui. Le frère cadet d’Alpha et la belle Diuma, rapiéçant et recollant déjà le canot gonflable, décidèrent d’y passer la nuit, à la belle étoile, comme il convenait à des gens qui créaient une nouvelle espèce d’hommes. Le Capitaine Carcasse proposa d’un cœur magnanime à Sandrine de s’installer avec lui dans la chambrette de la mansarde, mais celle-ci le repoussa sèchement et exprima le souhait de dormir en compagnie de la petite Suzanne. Le neveu de Napo se retrouva dans la même cellule que José Soares, tout près de la grosse Inès et de Boris, desquels ils n’étaient séparés que par une fine draperie, semblable à celle qui séparait notre couche, à Gertrude et à moi, du lit lilliputien de Willi le Long.
Dès qu’il se fut remis un peu, Petit Loup prit la décision irrévocable de dormir seul sur l’ Arche de Noé , bien que le Capitaine Carcasse essayât de le dissuader de ce projet insensé, pressentant une tempête entre minuit et l’aurore. Rien au monde ne put ébranler Marie-Loup et ainsi, grâce à son obstination, il fut le seul à obtenir ce qu’il désirait. Tous les autres furent déçus, soit de leur taudis, soit par leur compagnon; il n’était donc pas difficile de prévoir que la nuit nous promettait de grandes épreuves.
Chacun de nous laissa dans sa cellule un objet lui appartenant, des accessoires de toilette ou un vêtement de nuit, pour pouvoir, le soir, repérer plus facilement le lit qui lui revenait. Cela me fit sourire, car nous ressemblions à des chiens enfouissant leur os pour marquer leur gîte. Quand sonna l’heure de porter une fois de plus l’inévitable toast, Petit Loup essaya de se saisir de la bouteille le premier.
«Tu veux te tuer! s’écria Sandrine.
– Sûrement», répondit-il dans un sourire étrange, s’étendant sur un lit de camp de Marco.
Sandrine se tut et lui tourna le dos. Ses yeux étaient remplis de larmes et ses épaules tremblaient. En observant à la dérobée Petit Loup ricaner, je me remémorai les maximes provocatrices avec lesquelles il tentait de nous faire peur, à Sandrine et à moi: «Je m’rase ou je m’gaze?» ou bien: «Ma brosse à dents me survivra-t-elle?», qui devaient ponctuer le contenu de son livre posthume au titre splendide – La Mort , sa vie, son œuvre -, récit d’une agonie ininterrompue, d’un règlement de comptes avec lui-même, où le silence planait comme une épée de Damoclès au-dessus du papier vide.
Nous savions avec certitude qu’il n’écrirait jamais un seul mot du roman dont il rêvait, mais pour moi, précisément, le silence de cette œuvre représentait le plus grand des dangers, un silence plus éloquent que la parole, lui frayant un chemin vers les yeux sans visage de ses parents. En plus de cela, je remarquai qu’il se passait quelque chose de bizarre dans sa tête depuis le matin, comme si un feu secret le consumait, comme si ses folles virées, de Paris à la Haute-Savoie et à la Corse, l’avaient enfin mené au terme de ce voyage qui tournait en rond, au bout du cercle qui pour les seuls imbéciles est sans fin.
«Sûrement», répéta-t-il en chuchotant deux ou trois fois et il s’abandonna au sommeil.
Avant de nous joindre à la confrérie excitée, Sandrine chassa la mouche de Diuma de la tempe de Petit Loup et couvrit son visage d’un foulard de tulle. Sous ce voile mi-transparent, Marie-Loup ressemblait à un être entre deux sexes, et je ne pus m’empêcher de retirer la bague de ma mère Odile de ma main pour l’enfiler à son annulaire.
Nous le laissâmes à l’ombre du figuier et nous hâtâmes vers les spectateurs du numéro de cirque que l’excentrique Marco était en train de réaliser sous les clameurs. Son tour de prestidigitation consistait à habiller notre Vénus noire, à laquelle les habitants du village voisin auraient difficilement souhaité la bienvenue s’ils l’avaient aperçue en tenue d’Ève après son joyeux naufrage.
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