Willi le Long décida de lui rendre la monnaie de sa pièce, malgré le beau souvenir qu’il avait rapporté de la cabine du Capitaine et sa demande en mariage passionnée. Il ôta sa casquette de la tête d’Inès et la coiffa de son chapeau de paille au bouquet de cerises dégarni.
«Moi aussi je me demande à quoi vous sert votre bouée, dit-il. Une femme comme vous doit être moins lourde que l’eau.»
Le visage d’Inès s’empourpra aussitôt.
«Comment dois-je interpréter vos paroles, monsieur? demanda-t-elle d’une voix chevrotante qui annonçait la tempête. Dois-je comprendre que vous me traitez de femme légère?
– Monsieur n’a jamais dit rien de tel, s’empressa d’intervenir le Capitaine Carcasse. Monsieur le Long a voulu dire que l’eau est dense par ici. Quant à moi, en tant qu’amiral, je n’apprécie guère les disputes sur mon navire, alors que nos vies sont peut-être en danger. Si la coque est percée, la marée va nous faire couler d’ici une demi-heure.»
Sur ces bonnes paroles, Willi le Long se fourra une pilule de nitroglycérine sous la langue, et la petite Suzanne s’évanouit une fois de plus, dans l’espoir qu’un des hommes corses applique sur elle la technique du bouche-à-bouche. Hélas! aucun de ces gentilshommes n’en avait envie en cet instant. Aucun, sauf le dévoué Ampère, qui la mettait en pratique avec zèle et succès sur Diuma.
«Quelqu’un devrait s’occuper de la brèche, soupira le Capitaine, ne quittant pas des yeux Robinson et son Vendredi.
– Je vais vérifier l’état de la coque, mon amiral, se proposa José Soares qui se sentait un peu coupable de notre infortune.
– En avant, mon brave!» s’exclama le Capitaine.
Le petit Portugais d’acier n’attendit pas qu’on le lui répète deux fois. Il souleva la trappe menant à la salle des machines, et s’engouffra sous le pont.
Accroupie avec les autres autour du carré obscur où le courageux José avait disparu, j’eus de nouveau l’impression qu’un danger de mort, surtout en vacances, n’était pas une chose très grave. Dans ce trou noir résidait peut-être la réponse à la question de savoir si nous allions survivre à cette dernière journée d’août pour revenir au sérieux de notre quotidien qui, tel un poids de plomb, oppressait notre existence, que ce soit dans mon cabinet ou dans celui d’Inès, dans le laboratoire de Prosper, dans la salle de montage de Marie-Loup ou dans la mansarde d’Alpha. Nous avions peur de la noyade, mais, en même temps, l’idée de la mort nous paraissait tellement séduisante que des larmes de joie brillèrent dans nos yeux. Tout comme la vie, la mort ne nous semblait pas être un destin incurable.
Je me trouvais au seuil d’une découverte importante qui promettait de changer dans son essence la mélancolie noire de ces trois singes orientaux, quand le valeureux Soares interrompit mes réflexions, resurgissant sur le pont, le visage rayonnant.
«Pas une seule goutte d’eau! cria-t-il. Rien que du gasoil jusqu’aux chevilles!
– Dieu merci, soupira le Capitaine soulagé.
– Du gasoil jusqu’aux chevilles! protesta Inès. On dirait que pour vous c’est parfaitement catholique!
– C’est un phénomène tout à fait naturel sur un bateau qui marche au gasoil, lui expliqua le Capitaine. Le réservoir doit fuir de quelque part.
– Un réservoir qui fuit, gémit Inès. J’aimerais bien savoir ce qui se passerait si nous mettions le moteur en marche et si nous sautions tous!
– Ne soyons pas pessimistes, dit le Capitaine avec un doux sourire. Le gasoil n’explose qu’une fois sur mille.
– Vendredi et moi allons chercher de l’aide, intervint Ampère, tirant à lui le canot pneumatique de Diuma. Nous allons faire un saut jusqu’à chez Marco, et nous amènerons quelqu’un qui remorquera cette épave.
– Quel petit futé», dit le Capitaine Carcasse, qui riait jaune, tout en dévorant des yeux le superbe corps noir dans les bras de Robinson.
Très pressé de quitter le bateau avant une hypothétique explosion, Ampère dégringola avec Diuma dans sa baignoire flottante et rama à la godille comme un fou vers l’entrée de la crique. Ils ne s’étaient pas éloignés de plus de dix mètres que la compagne fidèle de Diuma s’envola du pont de commandement dans un bourdonnement désespéré à la poursuite de sa maîtresse bien-aimée. À peine une minute plus tard, du petit canot nous parvint le cri de cette dernière:
«Que ta mère chevauche sans selle un éléphant!»
Nous nous sentîmes soulagés, débarrassés de la mouche de la Vénus noire, surtout la part féminine de l’équipage, qui s’empressa d’ouvrir une bouteille de champagne pour porter un toast dans l’espoir d’un rapide sauvetage. Aux femmes se joignirent les matelots novices, souffrant de la même soif à l’idée d’un naufrage éventuel. Seuls Petit Loup et moi restâmes à l’écart, tous deux moroses, plongés dans nos pensées.
Petit Loup errait du regard sur les amas de vapeur masquant le large, comme à la recherche d’une présence fantomatique, probablement celle de son père, victime d’un parricide, qui le poursuivait depuis des années. Ce même brouillard épais me laissait entrevoir une fois de plus un autre spectre, déchiré en haillons de brume, ma malheureuse persécutrice, les yeux renversés et jambes écartées sur ma table d’accouchement. Dieu merci, sa voix rauque – «Tu es responsable de notre sort!» – fut étouffée par les cris d’Alpha, qui trompetait comme une éléphante privée de son petit en observant le canot de la divine Diuma s’éloigner avec son frère.
«Regardez-le! tonna-t-elle. Ce foutu petit débauché!»
Nous fixâmes notre regard sur la barque, sans parvenir à voir celui qu’Alpha maudissait. À une distance d’environ un demi-mile, le canot de Diuma planait entre l’air et une mer d’huile, dans des vapeurs irréelles qui se jouaient de nos yeux. Ampère avait disparu, comme englouti avec son aviron par ce mirage. Seules les longues jambes de Diuma émergeaient du canot, écartées dans un angle parfait qui faisait frissonner nos hommes, les deux mâts brun-noir formant le V de la victoire.
Si j’avais su le faire, j’aurais noté les latitude et longitude exactes de cet endroit situé dans les eaux du littoral corse où l’on jetait probablement les graines d’une nouvelle race humaine, dont l’avenir serait de franchir un jour l’abîme qui sépare le Sud affamé du Nord s’étouffant dans sa cellulite. Avant ce midi d’août brûlant, des millions de Noirs et de Blancs s’étaient déjà accouplés, mais jamais entre ciel et mer, ni sous un symbole de victoire aussi éclatant.
«Quel spectacle éblouissant! lâchai-je. Ici est en passe de naître ce qu’on appelle le tiers-monde et la mondialisation!
– Je me moque du tiers comme du quart, ainsi que des mondialistes! croassa Alpha. Au lieu de nous amener du secours, ce foutu débauché est visiblement en train de faire le premier de mes neveux frisés!
– C’est justement ce que je voulais dire, jubilai-je.
– Calmez-vous, nous lança le Capitaine Carcasse. D’ici peu, la marée va arriver. Dès que nous décollerons du banc de sable, nous mettrons les moteurs en marche et nous irons jusqu’au port.
– Et si on saute? demanda Inès.
– Ne soyons pas pessimistes, répondit le Capitaine en souriant. Dès que notre vaillant Ampère sera un peu soulagé, il nous reviendra avec de l’aide.
– Oui, quand les poules auront des dents! éclata de nouveau la sœur Kreitmann. Je le connais comme si je l’avais fait, ce chaud lapin, ce sacré coq du village!
Dans la demi-heure qui suivit, on constata qu’Alpha connaissait son frère cadet sur le bout des doigts. Les jambes fuselées de Diuma saillirent du canot pendant encore toute une éternité, s’agitant en l’air comme des ciseaux qui voudraient couper un fruit invisible. Songeant à ce fruit bien ferme qui échappait à notre vue, une idée pécheresse me traversa l’esprit, vraisemblablement la même que celle que je lus dans les yeux d’Alpha, d’Inès, de la petite Suzanne et de Prosper.
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