– Nos pêcheurs se servent de la même quantité de tissu pour faire leurs voiles, la remercia Diuma. Plutôt crever que mettre un chiffon qui nuirait à ma silhouette. Je suis le mannequin le plus recherché de l’agence de monsieur Dürenmatt à Bruxelles.
– Mannequin!!!» soupirèrent en chœur nos hommes.
Les femmes se renfrognèrent, et plus particulièrement Alpha, à qui la rencontre de son Robinson de frère avec Vendredi plaisait de moins en moins. Mais ce fut Inès qui s’assombrit le plus, prête à décharger sa bile.
«Avec cette même quantité de tissu vous faites des voiles? demanda-t-elle, tortillant d’un air sanguinaire une cerise en plastique de son chapeau sur la tête de Willi le Long.
– Et même moins, approuva Diuma innocemment. Nous sommes de pauvres pêcheurs en voie de développement.»
Inès était hors d’elle, cramoisie de colère. Elle arracha la cerise de sa tige et la mit dans sa bouche comme si elle faisait la chose la plus naturelle du monde. Elle mâcha la cerise artificielle et recracha un vrai noyau sur la chemise blanche d’Ampère où apparut une tache rouge. Nous restâmes bouche bée devant la preuve irréfutable qu’une colère de femme pouvait accomplir des miracles.
«J’espère que tu as une carte de séjour belge en règle? demanda-t-elle, dans tous ses états.
– Oui, acquiesça Diuma avec un sourire qui découvrit deux rangées de perles splendides.
– J’espère que tu n’auras pas de problèmes pour la faire renouveler, sourit Inès d’un air malicieux. Le Garde des Sceaux belge est un ami de longue date.
– J’espère que non, répondit Diuma avec modestie. Tous les mercredis, je couche avec lui, après avoir fait un câlin avec le chef de cabinet du Premier ministre.»
Inès montra aussitôt des signes de mauvaise digestion de la cerise.
«Vous êtes un peuple en plein développement, lâcha-t-elle entre deux hoquets.
– Nous sommes un peuple qui n’a pas d’autre choix», répliqua Diuma avec un sourire ingénu.
Entre-temps, l’inventif Ampère avait sorti de quelque part des ciseaux, une feuille de papier kraft et un lacet de chaussure. Nous n’eûmes même pas le temps de comprendre ce qu’il fabriquait: ayant découpé une fleur en papier, il l’attacha au lacet et l’assura sur le mont crépu de la divine Vénus noire.
«Moi Robinson, toi Vendredi! jubilait-il. Il ne nous manque qu’une île déserte!
– Une cabine vide pourrait faire ton affaire!» lui jeta Willi le Long, vert de jalousie.
À cet instant, à deux pas des eaux territoriales italiennes, le grand escogriffe ressemblait bizarrement au drapeau de cette belle péninsule: un visage vert cru, un habit blanc et le bouquet de cerises rouges du chapeau d’Inès.
«Et ta sœur! lui rétorqua aimablement Ampère.
– Quel gentleman! s’exclama Diuma une nouvelle fois. Ce Dürenmatt baveux, ce satané fils de chienne ne t’arrive pas à la cheville; que sa mère chevauche sans selle un éléphant!
– Pourquoi justement un éléphant? demanda Inès, qui, avant les artistes russes, collectionnait des peaux de bêtes sauvages d’Afrique noire.
– C’est ce qu’on dit en banlieue de Dakar», expliqua Diuma.
Son nouvel habit plaisait beaucoup à la Vénus noire, et elle se hâta de nous offrir un petit défilé de mode privé, se promenant de l’avant à l’arrière du bateau. Elle marchait comme une gazelle dont les tendons et les ligaments renfermaient des millions d’années d’épanouissement de la beauté et de la grâce sauvages. Nous en avions le souffle coupé. Il était impossible de dire si elle était plus belle vue de dos que de face, car les deux images étaient également enchanteresses: s’approchant de nous, les muscles de son ventre et ses seins sous sa peau luisante se balançaient au rythme d’une incantation qui ne pouvait être qu’un appel à l’étreinte amoureuse; s’éloignant, ses cuisses, son derrière et ses omoplates susurraient le refrain de ce même chant païen que nous avions oublié au Nord et à l’Ouest, probablement dès la naissance du monothéisme.
Le triomphe de Diuma aurait été total s’il ne s’était produit une chose que personne ne comprit dans un premier temps. Se retrouvant devant le troupeau de nos hommes ensorcelés, la belle Noire écarta les jambes et secoua ses seins à la manière dont chez nous on sonne les cloches de Pâques. C’est dans cette pose victorieuse qu’elle éclata soudain en sanglots et se mit à brailler, agitant les bras autour de sa tête comme si elle se défendait d’un agresseur invisible.
«Satanée fille de putain! cria-t-elle en s’élançant vers le mât à la poursuite de son ennemi invisible.
– Que se passe-t-il? s’alarmèrent les spectateurs.
– Que ta mère et ta grand-mère chevauchent sans selle un éléphant! jurait Diuma. Cette fois-ci, tu ne m’échapperas pas!»
Ampère fut le premier à reprendre ses esprits. À l’image de tout bon Robinson, il accourut vers Vendredi et l’enlaça avec tendresse. Cette étreinte était visiblement agréable à Diuma, ce qui ne l’empêcha pas de proférer une nouvelle série de jurons sénégalais, avant de déverser des larmes amères sur l’épaule de Robinson. Pour l’apaiser et la consoler, Ampère dut lui offrir le goulot de sa flasque d’eau-de-vie corse, à la manière dont on endort un enfant en pleurs en lui mettant une tétine entre les lèvres. Grâce à son ingéniosité et à ses prévenances, Diuma se calma et nous apprîmes enfin par sa bouche son histoire émouvante.
Tout d’abord, cet imperceptible ennemi mortel, que sa mère et sa grand-mère chevauchent sans selle un éléphant, c’était une mouche, seul bagage de la fille nécessiteuse du Sud en route pour le Nord opulent. Ce n’était qu’une banale mouche sénégalaise qui menait une vie paisible dans les toilettes de l’aéroport jusqu’au jour où notre Diuma y mit les pieds pour se remaquiller les yeux avant son vol Dakar-Rome-Cagliari. Dans le port du chef-lieu de la Sardaigne, le fils aîné de monsieur Dürenmatt attendait avec impatience le plus beau mannequin de son papa, sur son yacht Poséidon IV , se préparant à faire une croisière de Cagliari à San Remo, le long de la côte ouest de l’Italie.
Pour Diuma, la présence de ladite mouche dans les toilettes de l’aéroport était la chose la plus naturelle du monde. La mouche, cependant, regardait Diuma d’un œil admiratif, si tant est qu’il soit possible de taper dans l’œil à facettes d’une mouche à merde. Lorsque Diuma quitta les toilettes et se hâta vers son avion, la mouche vola à sa suite, et, sans se faire remarquer, s’installa sur le dossier du siège où Diuma posa son derrière royal. Pendant le vol vers Rome, elle attira pour la première fois l’attention du mannequin noir en atterrissant sur une cuisse gauche de poulet dans l’assiette de l’infortunée. Diuma poussa en tel hurlement que l’hôtesse dut remplacer cette cuisse gauche par une cuisse droite, mais aussitôt la mouche y refit son apparition. Cette fois-ci Diuma serra les dents, car elle commençait à percevoir l’horrible vérité.
Lorsque, à Rome, la Vénus noire rata son avion pour Cagliari et prit un taxi jusqu’à l’hôtel Concorde, où elle devait passer la nuit avant de prendre un autre avion, la mouche la poursuivit avec ardeur, dans le taxi, dans l’ascenseur de l’hôtel, dans la salle de bains de marbre rose et de nouveau dans le taxi jusqu’à l’aéroport Fiumiccino, jusqu’à son nouveau siège dans un nouvel avion, où cette fois-ci elle se posa sur des spaghettis à la carbonara.
L’attachement de la mouche se transforma peu à peu en un véritable cauchemar et, à l’aéroport de Cagliari, Diuma s’acheta une tapette tue-mouches ainsi que deux aérosols à la citronnelle. En vain, le maudit insecte se montrait aussi rusé que son amour était obstiné.
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