«Cet homme est en train de se noyer!» se démenait le grand escogriffe.
Je demeurai bouche cousue pour ne pas trahir le secret de notre confrère. Prosper ne se noyait nullement: il avait tout simplement pris une décision, un peu extravagante pour une créature terrestre, et il la mettait à exécution avec la rigueur qui était la sienne. Il avait choisi un autre monde, probablement moins fou et plus juste.
Au lieu de nous élancer à son secours et d’arracher le futur noyé à la vase, Sandrine et moi, ses meilleurs amis, nous échangeâmes un regard entendu et continuâmes, comme pétrifiés, à suivre sa longue agonie. Les bulles d’air remontaient à la surface à intervalles de plus en plus espacés, mais le sourire vengeur de Prosper ne quittait pas son visage. Ses lèvres s’ouvraient, découvrant deux rangées de dents serrées qui, sous l’eau, devaient grincer.
Au milieu de tout ce désordre, l’un des jeunes gens que nous avions taquinés durant la soirée eut la présence d’esprit de sauter dans le canot le plus proche, d’en retirer une ligne de pêcheur, de la jeter adroitement à l’eau et d’attraper le col du veston de Prosper pour le ramener tout doucement à la surface, tel un énorme poulpe.
Lorsque sa tête émergea, à l’étonnement général, Prosper ne montra pas le moindre signe d’essoufflement, comme si sous l’eau il avait aspiré de l’oxygène en abondance. Il roula vers les spectateurs son œil sain, éternua à travers sa moustache et prononça avec son fort accent québécois une phrase inoubliable:
«Pourquoi me dérangez-vous?»
Pendant qu’on le transportait jusqu’à la paillote de Napo, tandis qu’on essorait sa veste et versait un peu d’eau-de-vie dans sa bouche et dans son cou, pendant qu’on le secouait en dégageant quelques saletés de ses oreilles, Prosper ne cessait d’observer, avec une nostalgie inexprimable, cet endroit entre deux barques où avait été si brutalement interrompue son idylle sous-marine.
«Pourquoi? bredouillait-il, tout retourné, comme si l’on venait tout juste de le réveiller. Pourquoi m’avez-vous?…»
Les badauds, très déçus, se dispersèrent en grommelant. Nulle trace des Dents de la mer dans la douce crique d’Ouf. L’émotion retomba et la fatigue s’abattit sur les participants du drame. Nous devions aller nous reposer, en cette veille de croisière sur l’ Arche de Noé. Seul César hoquetait tristement, comme s’il ne pouvait se remettre de la frayeur qu’il venait d’endurer. Il ne se tut qu’au moment où son maître, de méchante humeur, lui donna une chiquenaude.
Mes amis s’éloignèrent chacun de leur côté, le Capitaine Carcasse traînant les jambes dans ses espadrilles usées, Willi le Long sur ses échasses mal assurées, Suzanne dandinant son derrière sur des cuisses bronzées, Sandrine avec César sous le bras, et Prosper avec sa copine Gertrude sur son épaule. Après avoir aussi refusé de suivre Alpha, Inès et son Bobo, enfin seul, je laissai échapper un soupir de soulagement, tout en tombant de sommeil.
Les yeux mi-clos, j’assistai au départ des deux derniers clients de la buvette, deux pauvres diables pris de boisson, qui s’éloignèrent en titubant, bras dessus, bras dessous, et disparurent sur la plage voisine comme engloutis par des sables mouvants. Leurs bras, d’un blanc sale, ressemblaient à s’y méprendre aux ailes fanées de mes vieilles connaissances, anges de l’amour et de la mort, roués de fatigue eux aussi, après notre festin qui avait épuisé leurs forces physiques et morales. Leur apparition et leur disparition à cette frontière incertaine entre le réel et le rêve furent les signes avant-coureurs d’une autre vision, celle de papa, à qui j’avais donné le coup de grâce, mon papa corse sur son lit de mort, cette fois au fond de la mer, prononçant ses ultimes paroles: «Prenons notre vol!»
«Chose étrange, lui dis-je, maman ne s’est pas rendue ici te souhaiter la bienvenue.»
Lorsque je rouvris les yeux, la première chose que je vis fut sa casquette extraordinairement grande, qui lui cachait le visage jusqu’à son bec de lièvre. Sa bouche fendue me sourit cordialement, ainsi que ses petits yeux à l’ombre de la visière.
«Bonsoir, dit-il à mi-voix avec un moelleux accent du Midi. Ou bien, si vous préférez, bonjour, vieux camarade de combat.
– Je n’ai jamais combattu nulle part», grondai-je.
À en juger d’après la position de la lune blafarde, j’avais dû sommeiller au moins une heure ou deux après le départ de mes amis.
«Petit Loup? me demanda l’homme sous la casquette. Ai-je le plaisir de me trouver devant mon vieil ami de l’armée, surnommé Petit Loup?
– Peut-être, si vous le dites, marmonnai-je, caressant mon carafon, au fond duquel scintillaient encore quelques gouttes d’un liquide guérisseur. Voulez vous que nous partagions? demandai-je du bout des lèvres.
– Non, me remercia-t-il. Je ne bois pas.
– Bravo, dis-je, et je lapai le reste du vin.
– Je ne bois pas et je ne fume pas», se vanta-t-il.
La carafe vide me resservit de loupe. Grâce à ces dernières gouttes qui me réchauffèrent la poitrine, je vis certaines choses un peu plus clairement. L’individu ressemblait à un lézard ou à un autre reptile à sang froid. Tandis que je le dévisageais attentivement à travers mon verre agrandisseur, je songeai qu’un mammifère supérieur devait se sentir relativement malheureux dans cette peau, s’il s’agissait, bien évidemment, d’un mammifère supérieur.
«Je ne bois pas et je ne fume pas!» répéta-t-il d’une voix gutturale qui contrastait avec son visage pointu et décharné.
Soudain j’eus pitié de lui et lui demandai:
«Depuis quand?
– Depuis la fin de notre service militaire, à Draguignan, se hâta-t-il de répondre. Ne vous souvenez-vous donc pas de moi?
– Non, reconnus-je.
– RIMA de Draguignan, régiment d’infanterie, deuxième compagnie.
– Je ne me rappelle pas.
– Le dortoir du premier étage!
– Vraiment, je ne me souviens pas.
– Le deuxième lit à gauche, sous la fenêtre!
– J’ai un trou de mémoire, monsieur.»
Il enfonça jusqu’au coude son bras dans la poche de son lourd caban, qui le protégeait du petit vent tiède de cette nuit d’août. Il y fouilla longuement avec un sourire qui promettait une surprise agréable, et en retira enfin un livret militaire tout chiffonné portant une photo jaunie.
«Ignace! dit-il triomphalement. Celui qui a eu l’appendice perforé pendant une marche.»
À travers le fond du carafon, je considérai la photographie. La tête rasée du cliché pouvait être la sienne, la mienne ou bien celle de ma défunte grand-mère, chauve comme une boule de billard. À la fin, je haussai les épaules en signe de capitulation.
«J’ai dû boire un peu trop hier soir, dis-je.
– L’alcool nuit à la santé, me réprimanda-t-il amicalement. Moi, personnellement, j’ai arrêté de boire et de fumer le jour où j’ai quitté Draguignan. Je ne mange de la viande qu’une seule fois par semaine, et uniquement cuite à la braise.
– Certains nutritionnistes affirment que la viande grillée sur la braise n’est pas bonne pour l’appendice, dis-je.
– Je n’ai pas d’appendice! s’exclama-t-il avec fierté.
– Pas possible, protestai-je. Vous ne ressemblez pas du tout à une personne privée d’appendice.»
L’étrange personnage redevint sérieux, fronçant plus encore les sourcils dans l’ombre de sa casquette.
«Je ne tiens jamais des propos contraires à la vérité. Malheureusement, je n’ai pas sur moi le certificat de sortie de l’hôpital.
– Vous êtes un cas tout à fait original», le complimentai-je à travers le fond de ma carafe.
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