«Tu parles, Charles! Va te faire cuire un œuf! s’époumona quelqu’un. Les Russes auraient libéré la Corse!»
Sur ces mots, les jeunes gens de la table voisine commencèrent sérieusement à se préparer à jeter Inès et son fiancé en pâture aux poissons du port, à l’endroit où les canalisations du village se déversaient dans la mer. Je les trouvais plus sympathiques que jamais.
Dans le désordre qui se mit à régner, des voix corses répétaient des phrases incompréhensibles qui ne pouvaient être que des jurons; Willi le Long, débout sur sa chaise, trompetait d’une hauteur vertigineuse; Boris clignait de ses yeux rouges d’oiseau en braillant en russe; Inès piaillait en français; quant à la majestueuse Alpha, elle l’emportait sur l’ensemble, tambourinant sur la table à l’aide d’une bouteille de bière vide.
J’étais ravi. Sans perdre une seconde, je mis en marche le micro de César, en vu d’étudier ultérieurement les rapports entre les Slaves nordiques et les Méditerranéens. Cette tempête, dans le jardin, se serait très mal terminée pour Inès et son Russe si le ciel ne s’en était mêlé, transformant en moins d’une minute ce drame nordique en une comédie méditerranéenne.
On aurait dit la chute d’un sapin géant n’en finissant pas de tomber. Dans la confusion générale, le grand escogriffe surnommé King Size chancela sur sa chaise et perdit l’équilibre. La confrérie exaltée se tut, l’observant comme dans un film au ralenti chercher un appui invisible dans l’air, faire un vol plané par-dessus la table et atterrir en douceur sur le patron de la buvette sans rien casser.
Sa chute eut d’étranges conséquences. En moins de deux, la querelle en cours fut oubliée, comme si elle n’avait jamais eu lieu, et nos chers païens, dans une hilarité générale, portèrent un toast à ce record mondial indéniable de saut par-dessus une table de café.
«C’est une nouvelle discipline sportive! criaient-ils à qui mieux mieux. Nous te proposerons pour les prochains jeux Olympiques!
– Avec toi, on est sûr d’avoir une médaille d’or!»
Dans une euphorie aussi bruyante que la dispute précédente, les jeunes gens de la table voisine accoururent relever le malheureux Willi, mais celui-ci s’y opposa fermement, persuadé d’avoir la moitié des os brisés.
«Ne m’approchez pas! geignait-il. Appelez un orthopédiste. Il ne faut jamais toucher les blessés avant l’arrivée du SAMU.»
Les tentatives pour le remettre sur pieds échouèrent: il se comportait comme un chameau à roulettes.
«Le SAMU! clamait-il. Un orthopédiste!…»
Le SAMU arriva au moment où nous nous y attendions le moins, sous les traits d’un inconnu dont la petite barque, arrivant de la haute mer, toucha silencieusement le débarcadère tout près de notre table.
Nous nous tûmes tous, semblant obéir à un ordre, et scrutâmes avec suspicion cet individu, derrière ses rames, éclairé de dos par une pleine lune spectrale, dont la clarté de plomb nous oppressait depuis la tombée de la nuit.
Malgré la soirée étouffante, le quidam était vêtu d’un caban de toile cirée, les yeux cachés par l’ombre d’une énorme casquette sur laquelle, comme sur le caban, luisaient des gouttelettes d’eau. Il était certain qu’il venait du large. Dans le silence que seul troublait le clapotis de l’eau sous la proue de l’embarcation, nous le dévisageâmes, comme ensorcelés: sa peau était si transparente que l’on pouvait deviner dessous les os de ses pommettes et ceux de sa mâchoire pointue.
Sans savoir pourquoi, grâce à César, je pus enregistrer la conversation qui suivit.
«Y a-t-il des blessés? demanda l’étranger d’une voix dont la gravité contrastait bizarrement avec le menton imberbe.
– Non! dit Willi le Long d’un air embarrassé, et il se releva sans plus tarder en secouant la poussière de son habit blanc, devenu plus que mûr pour le pressing.
– En êtes-vous sûrs et certains?» demanda le bonhomme derrière ses rames.
Sa voix résonnait comme celle de quelqu’un habitué à poser des questions et à obtenir des réponses rapides.
«Tout va pour le mieux… nous nous portons comme un chêne, bégaya Willi le Long en s’humectant les lèvres.
– Nous fêtons un record mondial, se hâta d’expliquer Napo avec une étrange complaisance.
– Je vous saurais gré de bien vouloir me donner un renseignement, dit le quidam avec un sourire découvrant un bec de lièvre sous des moustaches duveteuses.
– Je vous en prie, répondit Willi d’un ton serviable.
– Je cherche une connaissance, dit le type du canot, un vieil ami que l’on appelle Petit Loup.
– Qui êtes-vous, monsieur? demanda la combative Alpha.
– Un collègue de l’armée», expliqua le bonhomme.
Sa voix, teintée de l’accent varois, résonnait comme celle de quelqu’un peu habitué à être questionné.
«L’armée de qui? insista Alpha.
– Nous avons fait notre service dans l’armée française.
– Revenez un peu plus tard, monsieur, s’immisça Willi le Long avec une amabilité exagérée. Je doute que votre collègue de l’armée reste absent longtemps, vu la nature de l’affaire qui l’a écarté de notre compagnie. Repassez dans une demi-heure, ou alors, si vous n’avez rien de plus urgent à faire, partagez avec nous le digestif. Les amis de Petit Loup sont nos amis.
– Malheureusement, je ne suis pas tant un ami qu’un collègue de l’armée, le corrigea l’imberbe, dont le sourire redécouvrit son bec de lièvre. En plus, je ne bois pas d’alcool. Je ne bois plus et je ne fume plus depuis mon service militaire.
– Très impressionnant!» jeta Alpha d’un ton hostile.
Le bonhomme du canot fit comme s’il n’avait pas entendu cette petite méchanceté, étirant la bouche jusqu’à ses oreilles, dans un sourire qui le rendit encore plus laid. Avant que Willi le Long n’ait pu lui lancer son serviable «mais je vous en prie», il se mit à ramer vers la sortie de la baie le long du sillon flottant de la lune. Nous le suivîmes longuement des yeux, dans une appréhension inexplicable, jusqu’à ce qu’il disparaisse comme avalé par les flots.
De même que les autres, je continuai à scruter la surface de l’eau le cœur serré, me demandant pourquoi des personnes polies et inoffensives semaient parfois l’inquiétude autour d’elles, surtout ces malheureux auxquels la nature avait fait don d’une difformité.
Sur le parking voisin, le moteur d’une automobile se mit à vrombir, et les phares éclairèrent la partie de la baie où l’inconnu s’était évaporé. Avec ce calme plat et ses deux courtes rames, ce diable d’homme ne pouvait aller très loin, mais en dépit de tout il ne restait de lui aucune trace, comme si l’eau l’avait réellement englouti.
«Prosper, cher ami, toi qui sais toujours garder les idées claires, me dit Alpha d’une voix chevrotante, crois-tu aux hallucinations collectives?»
Je haussai les épaules et approchai ma chaise un peu plus de ma Gertrude, seule créature de notre compagnie qui avait assisté à la disparition énigmatique de l’inconnu avec une totale indifférence.
«Peut-être que ce vilain coco… n’existe pas, prononça quelqu’un dans un murmure caverneux.
– Nous avons beaucoup bu», expliquai-je, pressé de vider encore un verre de vin corse qui était en mesure, en l’absence d’ail, de repousser les fantômes.
Afin de chasser le Malin, notre brave Napo entonna une nouvelle chanson, remontant à la triste nuit des temps, que rapidement tous reprirent avec un zèle païen, comme s’ils aiguisaient le pieu d’aubépine avec lequel ils transperceraient le cœur du vampire.
Je ne remuai qu’au retour de Petit Loup qui, pendant la chanson, entra dans la cour derrière moi, accompagné de la petite rousse, au même moment où Sandrine surgissait du noir du côté opposé, bras dessus, bras dessous avec son vieux beau. Tous les quatre étaient si malheureux que je faillis éclater en sanglot tout en essayant de contenir mon rire: Sandrine à cause de Petit Loup, le Capitaine Carcasse et Petit Loup à cause de Sandrine, et la rousse Suzanne à cause de Petit Loup. Sans se faire remarquer, ils se mêlèrent à la confrérie, se tenant le plus loin possible les uns des autres. Ils ressemblaient tout à fait à des chiens de campagne se séparant, la queue entre les jambes, après leur accouplement.
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