Nous nous tûmes pendant quelques instants, comme des gens qui ont épuisé tous les sujets de conversation et qui laissent le silence parler à leur place. J’ai toujours considéré que le silence était ce qu’il y avait de plus éloquent entre deux personnes qui n’avaient rien à se dire.
«Pouvons-nous nous tutoyer?» demanda-t-il subitement.
J’eus peur, si j’acceptais, qu’il ne me demande aussitôt de lui prêter cent euros, mais je craignais bien plus qu’il ne m’en demande deux cents si je refusais. C’est pourquoi j’acceptai.
«Ce serait un immense plaisir pour moi», dis-je.
Ses petits yeux se mirent à briller, et son bec de lièvre s’étira d’une oreille à l’autre, signe de joie et d’émotion. Il se pencha par-dessus la table et, trempant les deux manches de son caban dans la flaque de vin rouge qui nous séparait, me tapota paternellement la joue trois fois de suite.
«J’en étais sûr! dit-il. Les vieux camarades de régiment ne s’oublient pas comme ça! Ce sont des souvenirs qui restent gravés dans la mémoire pour toute la vie!»
Il continua à me tapoter avec bienveillance jusqu’à ce que je reconnaisse que c’était vrai de vrai, que je n’avais pas de souvenirs plus beaux ni plus chers que ceux du service militaire.
«Tu passes tes vacances ici?» me demanda-t-il.
Je m’empressai d’acquiescer, craignant qu’il ne me tapote la joue une fois de plus.
«Quel beau village, dit-il dans un soupir. Hélas! moi, personnellement, je n’y suis que de passage. Figure-toi que je n’ai même pas où passer la nuit.»
Je pris cela pour un prélude à une demande de lui prêter cent euros, et tâtai mon habit aux endroits où les gens ont généralement des poches.
«Je n’ai pas un rond sur moi, dis-je. Je n’ai même pas de poches.»
Pour le convaincre de la véracité de mes dires, je déversai sur la table le contenu de mon baise-en-ville: un paquet de cigarettes, un briquet et un trousseau de clefs accroché à ce fameux porte-clefs dont dépendait ma vie, qui ne tenait qu’à un fil.
Mon vieil ami, avec qui je venais tout juste de faire connaissance, se mit à rire de bon cœur, si jovialement que j’eus peur de voir son bec de lièvre se fendre sous ses moustaches duveteuses.
«Camarade, pouffa-t-il, n’aie pas peur, je ne suis pas de cette espèce-là. Moi, personnellement, je séjourne à Ouf aux frais de ma famille.
– Veinard, dis-je.
– En fait, je suis en service commandé, continua-t-il d’une voix éteinte, comme s’il allait me confier un important secret. On m’a payé ce beau voyage aller-retour pour te rencontrer et t’interviewer.»
Soudainement, je me sentis très flatté.
«Quelqu’un est donc prêt à payer pour ça?
– Oui, la famille», répondit-il d’un ton grave.
Le bonhomme me paraissait de plus en plus sympathique. S’il était difficile d’affirmer qu’il éveillait des sentiments esthétiques, il fallait néanmoins reconnaître qu’il n’était pas sans un certain charme, et que son bec de lièvre seyait bien à son nez crochu et à son menton imberbe.
Je me demandais s’il était de la famille de presse écrite ou de la télévision. Je me demandais également, avec ma modestie innée, pourquoi un journal ou une chaîne de télé m’intervieweraient. Autant que je me souvenais, au cours de ces dernières années, je n’avais rien fait d’héroïque, ni battu aucun record, sinon celui qui consistait à ruminer des idées noires.
Mais peut-être s’intéressaient-ils à notre émission dominicale destinée aux étrangers, à mon travail de réalisateur de documentaires et aux reportages inoubliables de trois minutes que j’avais tournés sur les ménagères illettrées d’Afrique noire, le hockey portugais sur béton, les fabricants marocains de boyaux pour saucisses alsaciennes… Ou alors!… Ou alors, on avait enfin entendu parler du roman que je préparais, qui devait me rendre célèbre, et dont le titre était déjà tout prêt: La Mort , sa vie, son œuvre !
Pendant que je remuais fiévreusement ces pensées, le gaillard enfonça de nouveau le bras jusqu’au coude dans sa poche, y fouillant longuement, probablement à la recherche d’un calepin de journaliste. Mais à la place d’un carnet, les yeux luisants, il en retira une photo aux bords chiffonnés.
«Je bosse pour Pico, chef de notre famille. Récemment, il m’a nommé capitaine», dit-il d’une voix étouffée.
La carafe sur les yeux, j’examinai avec soin sa photo, un petit paysage paradisiaque au bord de l’eau, à la sortie sud d’Ouf, la pinède et la plage couverte de galets où papa m’avait appris à nager, où j’avais vécu ma première étreinte amoureuse, le bout de terre appartenant à mon père, dont il avait voulu protéger la virginité et la pureté coûte que coûte toute sa vie durant.
«Je bosse pour la famille toulousaine de Pico, dit-il d’une voix encore plus sourde.
– Une famille nombreuse? demandai-je ne quittant pas de l’œil la photo féerique.
– Sois pas trop curieux. La curiosité est un vilain défaut.
– Pour le bien-être de family business , il faut mettre la main à la pâte, plaisantai-je.
– Restons sérieux, dit le bonhomme en se renfrognant. Il s’agit d’une affaire sérieuse. Je suis chargé de transmettre à mon patron ta réponse mot pour mot.»
Il creusa une fois de plus dans le gouffre de sa poche, et en extirpa, comme du chapeau d’un magicien, un magnétophone antédiluvien, de la même marque et du même modèle que celui dont se servait mon père autrefois.
«Une pièce de collection! Puis-je la voir? demandai-je.
– C’est hors de question!» rétorqua-t-il en essayant de mettre en marche la petite boîte moisie.
Je fus brusquement pris d’une crise de fou rire irrésistible que j’étouffai dans un accès de toux.
I g n a c e!!!
Le prénom de cette recrue insipide ressurgit enfin dans ma mémoire, ainsi que l’image de ce jeune paysan apeuré, occupant le deuxième lit sous la fenêtre du dortoir du premier étage, un petit gars effacé que la chance n’avait pas gâté durant ce long hiver à Draguignan. Il s’était traîné pendant deux mois avec un bras dans le plâtre, avant qu’on lui arrache sa dent de sagesse infectée et qu’on lui fasse un lavage d’estomac à la suite d’un empoisonnement, pour enfin se retrouver avec un appendice perforé. À son dernier retour de l’hôpital, je l’avais vu, de mes yeux, tomber sous les chenilles d’un char pour se faire écraser comme une mouche, puis être ramassé dans deux sacs de plastique et emporté dans une ambulance vers le pays du non-retour.
Et voilà! Ce soir, un miracle s’était produit! Le fantôme d’Ignace était revenu de l’autre monde, sans appendice, mais avec des épaulettes de capitaine d’un gang de mafieux. C’était bien la preuve que les exploits des vampires existaient toujours et qu’il y avait une justice macabre sur Terre.
De vagues souvenirs d’une lecture du Dictionnaire infernal de Plancy me revinrent des descriptions de vampires actifs et passifs, ceux qui sucent et ceux qui meurent sucés, devenant vampires à leur tour. Étant capable d’infester tout un pays, si la pègre varoise se décidait à mettre la Corse dans sa poche, ce ne serait pas la mer à boire. Je serais certainement le premier à être sucé, la première des victimes vampirisées, avant même mes amis corses au sang si chaud et appétissant.
Pour fuir cette horreur, je me remis à rire comme un bossu. Mon hilarité était si forte et si contagieuse qu’elle gagna aussi Ignace. Il commença d’abord à hoqueter, probablement nerveusement, car il peinait à mettre en marche son magnétophone. Il se mit ensuite à ricaner bêtement, comme si une main espiègle lui caressait le dos sous son caban, pour éclater enfin, de même que moi, d’un rire irrépressible qui remplit nos yeux de grosses larmes.
Читать дальше