«I-gnace! I-gnace! scandai-je entre deux étranglements. Sois bé-ni, cher I-gnace!»
Péniblement, nous reprîmes nos esprits, et essayâmes, tant bien que mal, d’essuyer nos larmes, mais mon camarade revenant hoqueta encore longtemps, et ceci dans les règles, précisément là où un homme lettré aurait ponctué des phrases noueuses. Il était certain qu’entre le service militaire et sa mission sur l’île de Beauté il avait fait de grands progrès.
Il y a des choses qu’Ignace de sa vie n’oubliera jamais. L’une de celles-ci était son service militaire à Draguignan et les amis qu’il y avait rencontrés. Lui, personnellement, se souvenait encore du goût de la saucisse alsacienne que Petit Loup avait partagée avec lui. Ignace, le lieutenant de Pico, qui avait toujours respecté les ordres de ses supérieurs, cette fois-ci s’y était énergiquement opposé. Au lieu de ramener son vieil ami de force à Toulon pour une interrogation musclée, au lieu de le cribler de balles et l’envoyer au royaume des taupes comme tous ces pourris d’Armata corsa, lui, Ignace, avait proposé à son patron de partir à la rencontre de son vieil ami, et de discuter avec lui ouvertement, comme avec un vieil ami.
«Qui est ce vieil ami?» demandai-je.
Tout à coup, Ignace cessa de hoqueter.
«C’est toi», lâcha-t-il.
Ce fut alors à mon tour d’être secoué de hoquets, vraisemblablement à cause de la saucisse alsacienne mal digérée que nous avions partagée il y a un quart de siècle.
«Criblé de balles, moi? dis-je d’une voix qui n’était plus la mienne.
– Oui, confirma Ignace. Une dénonciation sérieuse te concernant est arrivée au siège de la famille à Toulon.
– Quelle dénonciation? demandai-je d’une voix éraillée.
– Il semblerait que tu aies entretenu des liens étroits avec les membres d’Armata qui ont fait tout leur possible pour torpiller notre commerce et nous mettre des bâtons dans les roues. Tes amis nationalistes te font porter le chapeau.
– Je n’ai pas d’amis, dis-je, qui pourraient porter une telle accusation contre moi.»
Ignace étira son bec de lièvre dans l’ombre de sa visière:
«Alors il s’agit d’ennemis. De la souche de ceux auxquels tu as rendu hommage il y a peu de temps, en t’inclinant respectueusement devant leurs trois tombes. Ceux qui tu avais salué l’année dernière, le jour d’un enterrement, au pied de la statue de Paoli, le prétendu père de nation corse.»
En me voyant de plus en plus pris dans un étau, je trempai mon index dans la flaque de vin qui séparait deux amis de l’armée malgré leurs beaux souvenirs communs, et je me mis à calligraphier sur la table la première lettre de son nom, l’embellissant d’arabesques, comme une enluminure. La beauté de mon tracé enthousiasma Ignace, qui se sentait flatté de voir la première lettre de son nom dessinée avec tant d’application et de tendresse.
«Néanmoins, continua-t-il de sa voix la plus moelleuse, pour toi tout n’est pas perdu. Loin s’en faut. Tu pourrais toujours te racheter aux yeux de la famille, par un beau geste adressé à son chef, monsieur Pico, et tous nos braves oncles, fils, petits-fils, cousins, neveux et gendres.
– Une famille… très nombreuse», bégayai-je.
Imperceptiblement, il se tissait entre nous une sorte de relation presque amoureuse, du genre de celles auxquelles on doit les noms de jeunes filles gravés sur les troncs d’arbre. Je dessinais en roulant tout ça dans mon esprit, et je me demandais si je n’allais pas régurgiter cette lointaine saucisse alsacienne qu’il avait fallu digérer un quart de siècle avant qu’elle ne devienne cause d’un vomissement.
«Vous ne vous êtes jamais demandé, dis-je d’une voix étouffée, si vos indicateurs ne faisaient pas parfois beaucoup trop de zèle, brassant des informations qui n’existeraient même pas?
– Moi, personnellement, je me suis demandé, reconnut Ignace.
– Crains-tu de te retrouver sans boulot?»
Ignace éternua soudain avec colère, et s’empressa de sortir un paquet de mouchoirs de son caban.
«Ici, c’est moi, personnellement, qui interroge, gronda-t-il, et il continua à tripoter son antique magnétophone. C’est pour cette raison que je suis venu ici, pour te poser quelques questions amicales. Sois heureux que mon chef l’ait accepté, car en ce moment tu te trouverais entre quatre planches.
– Ton patron avait bien fait, dis-je. Crois-moi, j’ai la tête dure comme une noix.»
Ignace claqua des dents comme d’un casse-noisettes, étirant de nouveau son bec de lièvre jusqu’aux oreilles. Ce bruit ne promettait rien qui vaille, pas même pour la noix la plus dure, ce que je prétendais être.
«Je serais franc avec toi, franc comme l’or, marmonna-t-il en caressant de son index la photo de la plage paradisiaque de papa. Je vais jouer franc jeu. Le permis de construction offert à ton père est toujours valable. Deux ou trois modifications mineures de l’acte notarial permettraient à mon patron de bâtir ici en toute discrétion sa résidence secondaire, un joli petit hôtel avec une salle de jeu et une jetée pour des accostages nocturnes, à la condition, bien entendu, que tes amis nationalistes n’incendient pas cette magnifique pinède. Dans cette affaire, il n’y a qu’un détail qui manque, de moindre importance…
– Ma signature.
– Comment as-tu deviné, espèce de rusé?
– Et si je refusais?
– Si tu refusais, je serais contraint, à mon grand regret, de t’envoyer dormir sous les draps verts.»
Par manque d’un pieu d’aubépine, arme fatale aux vampires, j’attrapai mon carafon-télescope-microscope où se trouvaient déjà trois mouchoirs en papier usés, et je serrai son anse si violemment que mes doigts bleuirent. J’hésitai quelques secondes, avant de le jeter de toutes mes forces dans la mer, au lieu de le lancer à la gueule d’Ignace.
Il me sourit d’un air complice, comme s’il avait deviné mes pensées meurtrières. J’ouvris la bouche pour l’envoyer se faire voir chez un régiment de Sénégalais, mais la cloche des pompiers, du côté opposé de la baie, m’arrêta. Un instant plus tard, de la mer nous parvinrent des cris et les hurlements d’une sirène d’incendie.
Inquiets tous les deux, nous levâmes les yeux vers les pins sombres aux alentours d’Ouf. Nous aperçûmes au nord-ouest, loin derrière le cimetière, une auréole d’un rouge laiteux, reflet d’un feu de forêt.
«Ça devrait être la pinède au-dessus du sentier qui longe la côte», murmurai-je, envoûté par ce feu d’artifice céleste de fort mauvais augure.
Ignace se pencha par-dessus la table afin de me tapoter la joue une fois de plus.
«Comprends-tu maintenant? me demanda-t-il d’un ton paternel. Comprends-tu enfin pourquoi je porte tant d’intérêt aux insulaires, prêts à incendier les résidences secondaires de braves allogènes?
– Qui te dit que c’est l’un d’entre eux qui a mis le feu?»
Ignace se tut et me dévisagea avec défiance.
«N’aurais-tu pas décidé de défendre les incendiaires? me demanda-t-il à brûle-pourpoint.
– Ça ne me serait jamais venu à esprit! m’emportai-je. En ce qui me concerne, je les pendrais à l’arbre le plus proche, sans aucun procès.
– Ça, c’est bien, mon p’tit gars! me loua Ignace, très content, puis il plongea de nouveau son bras jusqu’à l’épaule dans son caban. J’ai quelque chose pour toi, une chose qui nous aidera à mettre fin à toutes ces petites contradictions dans lesquelles nous nous sommes empêtrés, et que la famille pourrait voir d’un très mauvais œil.»
Sur ces mots, il sortit de sa poche magique un objet qui fit s’échapper de ma poitrine un soupir de ravissement, une demi-bouteille de vodka finlandaise. Je m’emparai de ce précieux médicament, et regardai à travers le flacon les lueurs du feu de forêt. Je ne l’écartai de mes lèvres que lorsque le liquide dans ce télescope divin fut ramené au niveau de l’étiquette.
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