En ces temps-là, il était important pour tout un chacun de savoir prendre des décisions rapides, et le Capitaine Carcasse était précisément ce genre d’hommes: la bonne décision au bon moment! Après avoir tourné un court-métrage sur la pudique amitié liant des marins courageux à des pucelles insulaires, notre réalisateur frais émoulu prit encore une décision rapide au bon moment: plus jamais il ne tournerait de film, mais il en préparerait un en sécurité jusqu’à la fin de ses jours. Quant à son premier et dernier chef d’œuvre, il servirait à des projections privées, afin de faire main basse sur une épouse ou une fiancée.
Je ne m’éveillai de mes réflexions qu’au son velouté de sa voix. Penché vers moi dans un demi-chuchotement, il tordit sa bouche pour n’être pas entendu de Petit Loup.
«Si vous avez un instant libre ce soir, je serais l’homme le plus heureux du monde si je pouvais vous concocter une petite projection privée.»
J’eus du mal à ne pas m’étouffer de rire.
«Pourquoi la demoiselle rit-elle si délicieusement? me demanda-t-il, tordant toujours sa bouche de velours et soupçonnant que je me moquais de lui.
– Les hommes me dépassent toujours, répondis-je entre deux hoquets. Avec vous, une vieille fille comme moi n’a pas le temps de prendre les devants.
– S’il le faut, se dépêcha de dire le Capitaine, je me ferai tortue. Nous, les Corses, nous sommes les hommes les plus lents du monde. Lents pour commencer, et bien plus lents encore pour achever.»
Sur ces mots, le paradis sur terre de Marie-Loup se mit à incommoder mon odorat sensible. Dans cet Éden, même les magnolias sentaient le bouc.
«Si vous permettez… murmura le Capitaine, si la petite demoiselle n’a rien contre, je vais prendre un exemple.»
Je l’encourageai, prévoyant une nouvelle goujaterie.
«En avant, mon capitaine!
– Il existe une manière de remplir un verre, et une autre de remplir un accumulateur de bateau. Vous remplissez le verre, et hop! – Là, le trop malin Capitaine remplit à ras bord son verre de bière, et le vida d’un trait. – Contrairement à un verre, continua-t-il, inspiré, une batterie électrique se remplit très lentement pour éviter qu’elle grille. Plus elle se remplit lentement, et plus elle dure longtemps. Et voilà, c’est la même chose avec les femmes, ma petite demoiselle, les femmes doivent être remplies tout aussi lentement, car elles risquent de griller à tout moment.»
Sur ces dernières paroles, il fut pris d’un rire silencieux qui inonda de larmes ses beaux yeux.
Pour ce «petite demoiselle», j’aurais dû le souffleter, mais je me retins. Je ressentais toujours des fourmillements dans le dos à la vue de ses yeux qui, depuis quelques instants, avaient encore changé de couleur: un vert émeraude bordé d’une auréole dorée, reflet du soleil bas, à l’ouest.
«Un vrai macho! dis-je.
– Venez, petite demoiselle, m’invita sa voix veloutée, je vais vous montrer comment on remplit une batterie de bateau.
– Je ne demande que ça, dis-je. Mais je voudrais d’abord voir le coucher de soleil sur Ouf, dont j’ai tant entendu parler.»
En vérité, l’heure avait sonné pour ce que Petit Loup appelait l’apothéose d’Ouf , instant où du jardin de la paillote, à travers un verre embué, on observait religieusement le soleil orange à son coucher, ainsi que le passé et le futur de la planète que seuls les initiés pouvaient voir de leur Troisième œil.
Fixant du regard, comme les autres, le cercle solaire rouillé chutant sur l’horizon, je pensai plutôt au passé qu’au futur, à ce passé que nous deviendrions tous dans un avenir plus ou moins proche. Je conclus qu’il était assez difficile de me compter parmi les «initiés»; je me souvenais d’une douzaine d’images kitsch tout aussi apocalyptiques sur quatre mers et deux océans. La terre était vraiment ronde, je pouvais en jurer devant ces païens pour lesquels le monde s’arrêtait à la Sardaigne.
Cependant, je ne souhaitais pas blesser l’amour-propre de mon Petit Loup et de ses amis corses, qui se comportaient comme s’il s’agissait de leur soleil personnel. C’est pourquoi je poussai le soupir le plus profond possible, la main soudain entre les paumes chaudes du Capitaine. Ému, ce patriote corse s’appuya, comme par hasard, sur le haut de mon sein droit. On pouvait lire dans son regard fier et humide que son soleil personnel ne s’était jamais couché nulle part aussi majestueusement que dans la glorieuse baie d’Ouf.
«Ah! Ha! souffla-t-il, et par ces deux petits mots il résuma toute sa fierté insulaire, s’appuyant plus impudiquement encore sur mon sein.
– Splendide! dis-je. Pourriez-vous refaire ce singulier coucher de soleil pour les novices qui le voient pour la première fois?»
Il s’avéra que mon Capitaine perdait son sens de l’humour dans ce genre de moment sublime.
«Ce n’est pas un feu d’artifice que l’on peut recommencer», me répondit-il, vexé.
Entêtée, je restai sur mes positions:
«Cela ressemble à un spectacle indépendantiste.
– Vous avez votre Arc de triomphe et la Tour Eiffel, me rétorqua-t-il de sa voix suave, comme s’il tentait d’expliquer que chaque peuple s’enorgueillissait de ce qu’il avait gagné par son travail et sa peine, et qu’ils avaient bâti en personne ce soleil de toutes pièces, son horizon et son coucher fabuleux.
– Savez-vous, dis-je, que vous êtes de vrais païens.»
Il sourit tranquillement:
«C’est précisément là que réside notre force.»
Les deux verres minuscules de liqueur de myrte que j’avais ingurgités me montèrent à la tête.
«Que fait-on ici? bredouillai-je.
– Nous sommes en vacances, dit-il.
– En vacances! dis-je en haussant le ton, révoltée. En d’autres circonstances, nous nous serions peut-être occupés de choses plus sérieuses que de nous tourner les pouces!»
Mon Capitaine me répliqua avec son sourire inébranlable:
«Par exemple?»
Se tourner les pouces était son métier, depuis qu’il avait décrété que tous les jours de la semaine, grâce à une pension de l’État, seraient dimanche.
Je m’enflammai de nouveau:
«En d’autres circonstances, nous aurions fait la guerre, par exemple, nous nous serions fusillés mutuellement, au nom de cette charogne d’Europe libre, en d’autres circonstances, nous nous serions conduits comme des grandes personnes!
– Venez, petite demoiselle, m’invita de nouveau sa voix veloutée, je vais vous montrer le bateau sur lequel nous naviguerons demain et comment je remplis sa batterie.»
Tout à coup, je me sentis tout aussi humiliée que le jour où Bruno avait essayé de me vendre à des bergers turcs. Le mépris que je ressentais pour cet homme était le signe avant-coureur annonçant que, d’ici quelques instants, j’allais, à coup sûr, me déshabiller et me coucher à côté de lui, à l’endroit qu’il me montrerait du doigt, afin d’humilier mon ex-amant et me punir, par cette soumission, de ce que Petit Loup appelait «érotisme de l’autodestruction».
Autodestruction ou autolibération? me demandai-je.
Lorsque nous sortîmes du jardin, personne ne fit attention à nous, et surtout pas Marie-Loup.
Avant de poser les pieds sur son bateau, ancré au fond du port, j’ôtai mes sandales, bien que le Capitaine soit resté chaussé. Dans la pénombre, il paraissait beaucoup plus vieux et défiguré par de profondes rides. Seuls ses yeux scintillaient dans son visage de momie, portant encore dans leur iris les traces du coucher de soleil.
«Viens, petite demoiselle!…»
La voix veloutée m’attira dans ses bras et m’obligea à poser mes talons sur ses espadrilles usées. Pas après pas, poitrine contre poitrine, nous traversâmes la passerelle. Jadis, alors que j’étais une toute petite fille, c’est ainsi que papa me transportait sur le tapis par-dessus une rivière fictive, d’une rive imaginaire à l’autre.
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