VIII. Prosper. Une apparition inquiétante.
À en croire mes calculs, lesquels ne devaient pas être absolument exacts, vu les boissons alcoolisées que j’avais déjà absorbées, le soleil s’était couché à 19 heures 58. Nous étions assis autour d’une table de buvette, à 38 degrés et 58 secondes de latitude nord, et à 8 degrés et 7 secondes de longitude est.
Je n’étais pas en mesure de déterminer le niveau d’humidité de l’air sans instruments appropriés. Ce dernier devait être significatif, à en juger d’après les grosses taches qui apparurent aux aisselles d’Inès. La température de l’air s’élevait à 25°, et celle de l’eau à 21° Celsius. La salinité de la mer était d’environ 39 grammes par litre d’eau; plus importante que celle de la plupart des mers du Continent, et pas moindre que celle du jambon fumé que les maîtres des lieux nous obligeaient à ingurgiter. La mastication de cet aliment donnait une soif horrible, et la soif, dans ce pays, on l’étanchait avec du vin.
Nous nous trouvions dans la seule auberge d’Europe d’où l’on pouvait encore se mirer dans la mer. Tout cela faisait penser à un conte de fées. Étant donné qu’il régnait un calme plat, par moments j’étais prêt à jurer que notre nappe blanche, ainsi que la douzaine de dames et de messieurs attablés étaient plongés au fond de la baie, entourés des becs espiègles de petits poissons essayant de se faufiler dans nos yeux et nos narines.
C’était le signe sûr que j’approchais d’un état navrant de l’ivresse, et Gertrude commençait à me regarder de travers. Après m’être relavé les mains dans les toilettes et frictionné la poitrine avec de l’alcool, mon obsession d’erreur m’envahit de nouveau: sans doute, avant de quitter mon appartement parisien, avais-je oublié d’éteindre la cafetière électrique et de fermer à double tour la serrure inférieure de la porte d’entrée.
La nuit tomba vite, dès que Sandrine et son courtisan d’un âge avancé se furent éclipsés du café. À peine quelques minutes plus tard, Marie-Loup s’évapora à son tour dans la direction opposée en compagnie de la petite rousse qui s’évanouissait si facilement. Je soupirai en pensant que j’aurais préféré, ce soir, voir Sandrine partir avec Petit Loup, mais c’était irrémédiable: ils accomplissaient un nouveau pas sur le chemin qui les mènerait vers leurs solitudes respectives.
Ceux qui restaient, les autres membres de la compagnie, comme s’ils se sentaient un peu esseulés après leur départ, s’agglutinèrent les uns aux autres sous la lune vampirique qui avait bondi dans leur dos. Doucement, ils entonnèrent un chant mélancolique que je ne connaissais pas, une polyphonie de voix rauques venue de la nuit des temps et dont l’origine ne pouvait être que corse. C’est le patron de la paillote qui menait, faisant sortir de sa pomme d’Adam des tierces fantastiques, semblables à la respiration d’un agonisant.
Dans l’air, sans le moindre souffle de vent, les tristes voix montagnardes ne se dissipaient pas; au contraire, elles se coagulaient à la surface de l’eau comme de la fumée. C’était pour moi une découverte importante, que j’inscrivis aussitôt dans mon calepin, preuve que même le son pouvait être composé de particules solides, à condition qu’il s’agisse d’un chant sur le destin corse.
Le moment était sublime. Le sublime dans une nature sublime, je pouvais le comprendre, mais nullement cette tristesse inexplicable. Ne souhaitant pas vivre plus longtemps dans l’ignorance, je me tournai discrètement vers Alpha, pour lui poser la question suivante:
«Pourquoi ces dames et ces messieurs corses souffrent-ils autant, et ce pendant une réunion amicale si joyeuse?»
Alpha, qui connaissait sur le bout des doigts l’âme et la chair corses, me répondit d’un regard si consterné que je compris que j’avais lâché une grosse bêtise. Ses mamelles opulentes en forme de pommes canadiennes se gonflèrent si violemment qu’elles mirent son boléro en danger. Je les regardai, comme hypnotisé, me réjouissant que ma virilité flétrie trouvât encore un objet de désir en la personne d’une créature du sexe opposé.
Alpha rassembla ses esprits et mit en marche son alto majestueux, celui qui donnait des frissons à la majorité des hommes qui assistaient à ses séances de spiritisme:
«Prosper, mon malheureux ami!»
Je rentrai la tête dans mes épaules.
«S’il y avait parmi nous ne serait-ce qu’un seul homme d’honneur, continua Alpha, il aurait sorti son flingue, et aurait tué au moins la moitié de la buvette.
– Mais pourquoi? bredouillai-je.
– Il y a des occasions où il n’y a rien d’autre à faire! trancha Alpha.
– J’aimerais qu’on me dise pour quelle raison le sang devrait être versé dans une nuit si douce?»
L’alto d’Alpha passait peu à peu au soprano:
«Il y a au moins trente-six raisons pour ça!»
Je m’obstinai:
«Par exemple?
– Un vrai Corse, donc un ressortissant d’un peuple fort mécontent, ici et maintenant, a un tas de motifs pour mitrailler de tristesse tout ce qui bouge autour d’une paillote. Avant tout, à cause des guerres injustes dans le monde, mais aussi en raison de l’épidémie de fièvre aphteuse, de l’extermination des dernières baleines blanches sur les rivages du Groenland, de la pollution, ainsi que…
– Assez, j’ai eu mon compte! m’exclamai-je, songeant que les Corses devaient avoir un cœur gigantesque puisqu’ils pleuraient toutes les atrocités et les injustices de la planète avant leurs propres malheurs.
– J’espère que tu es content? demanda Alpha.
– Extrêmement!» soupirai-je.
À ce moment-là, du côté opposé de la table, retentit le vagissement d’un homme déchiré par un grand chagrin. Il s’agissait d’un Slave du Nord, de Boris, dont les yeux rouges d’oiseau se perlaient de larmes sur l’épaule plantureuse d’Inès.
Les Corses du Sud oublièrent instantanément leurs malheurs, l’extermination des baleines blanches et autres horreurs du monde pour le questionner:
«Pourquoi verses-tu des larmes si amères?
– Je pleure, sanglotait-il, je pleure de tristesse et de joie. À cause de cette reconnaissance fraternelle que je ressens envers ces bonnes gens que j’ai rencontrées en faisant mes premiers pas à l’étranger, loin de ma patrie.»
Là, Inès se mit aussi à pleurnicher, mais d’une manière plus posée, comme il convient à une femme élevée en Occident.
«Bobo chéri, balbutia-t-elle, je prends tous nos amis à témoin. Dorénavant, où que tu sois, ta terre natale y sera!»
À ces mots, Boris descendit de sa chaise sur le sol couvert de gravillons et de mégots afin de l’embrasser solennellement. Nous ne voyons de tels baisers qu’à la télévision quand le pape descend d’avion dans des aéroports impies.
«Il est timbré, ce mec! vociféra quelqu’un.
– Que fais-tu là, malheureux? demanda Napo.
– J’embrasse votre terre accueillante!» répondit Boris.
Un silence pénible s’installa tout à coup. Le patron de la paillote s’adressa très sèchement à Inès, la boulimique, en train de dévorer son troisième homard.
«Madame, dit-il, s’il a envie de baiser la terre natale des autres, proposez-lui votre douce France.»
Sur ce, Boris fut pris d’une nouvelle crise de larmes.
«Y a-t-il quelque chose qui pourrait te consoler? demanda Willi le Long.
– Oui, dit Boris, un peu d’eau-de-vie, s’il vous plaît.»
Le rire qui s’emmagasinait jusqu’alors éclata brusquement et assourdit les menaces d’Inès de prendre le premier avion pour Paris avec son fiancé, et de ne jamais remettre les pieds sur cette île inhospitalière où les nationalistes crachaient sur les anciens libérateurs de l’Europe.
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