Sur ce, la majestueuse Alpha, aidée par les hommes, se hissa tant bien que mal sur le pont du baisodrome flottant de notre hôte. Où qu’elle se trouvât, Alpha accaparait le rôle de premier orateur, particulièrement à l’occasion de grands malheurs dont elle raffolait, tel un supporteur de football. J’attendais avec impatience qu’elle se mette à trompeter comme une éléphante à qui l’on aurait enlevé sa progéniture. Un jeune Corse dut la soutenir pendant qu’elle fouillait son sac à main à la recherche de son discours funèbre. À la fin, il fallut qu’elle se rende à l’évidence: au lieu du texte inspiré qu’elle avait gribouillé la nuit précédente, elle avait apporté aux funérailles sa note d’hôtel. Celle-ci, plus que salée, imprima à son visage un air d’une plus grande tristesse encore.
«Mes amis! tonna-t-elle enfin d’une voix qu’elle avait bien rodée lors de nombreux enterrements. Voici la dernière sortie de l’un de nos meilleurs loups de mer, le voyage ultime de notre cher Louveteau! Il n’y a pas de mot, que ce soit en français, en alsacien ou en corse, pour décrire notre terrible perte, notre chagrin à nous toutes, que l’on ait eu ou pas la chance de goûter au lit du cher défunt.
– Hélas! glissa Sandrine à l’oreille de Prosper, dont les épaules tremblaient d’un fou rire difficile à contenir.
– Mieux valait ne pas y avoir goûté, murmura Inès à son fiancé Boris, qui, de stupéfaction, avait arrêté de cligner de ses yeux d’oiseau.
– Nous sommes tous des héros de patience devant l’indifférence cruelle de la vie, poursuivit Alpha, mais notre défunt était le héros des héros!…»
Là, elle s’interrompit, momentanément gênée. La coutume de son Alsace voulait que l’on dise: «Que la terre lui soit douce!» Au lieu de cela, Alpha s’écria:
«Que l’eau salée lui soit douce!»
Se mordant les lèvres, Sandrine et Prosper se retenaient de pouffer de rire. En même temps, sur un signe du Capitaine Carcasse, les sirènes de tous les bateaux retentirent en chœur.
Après avoir dévissé le couvercle de mon urne, se penchant par-dessus bord, Willi le Long faillit une nouvelle fois basculer dans la mer. Mes cendres coulèrent immédiatement, comme si l’eau se vengeait de mon mépris pour elle du temps de mon vivant. Les jeunes femmes sanglotaient, et quelques hommes cherchaient un mouchoir dans leurs poches, surtout ceux auxquels le vent avait apporté un peu de mes cendres de héros dans les yeux.
J’étais fort content, j’étais au septième ciel.
La seule ombre au tableau était la main poilue du Capitaine Carcasse qui descendait le long du dos de Sandrine. Évidemment, la traîtresse ne protestait pas!… Ce fut la seule brève morsure de jalousie qui disparut en peu de temps, tout comme la cordelette couleur argent qui me liait à mon écorce terrestre.
Je leur criai:
«Bon vent, Capitaine! Courage, Cendrillon! L’amour n’est pas une peau de chagrin qui rétrécit à chaque désir comblé!…»
Et, dans mon berceau éternel, j’enfonçai tranquillement mon pouce dans ma bouche astrale.
IV. Sandrine. La monnaie de la pièce.
Comme je pouvais m’y attendre, malgré ses promesses, le père de mon enfant, que le sort ne m’avait pas destiné, ne se montra pas à l’aéroport de Figari. Après une nuit assurément agitée, cette loque devait encore traîner au lit.
Pendant que j’attendais un taxi pour me rendre toute seule jusqu’à son village d’Ouf, on me fit trois superbes propositions de rapides unions libres. Je les repoussai à contrecœur, car je trouvais assez réjouissante l’idée de me présenter devant Petit Loup et de lui rire au nez, prise dans les griffes de l’un de ces oiseaux de proie basanés. Je me sentais de mieux en mieux sur cette île où les hommes savaient redonner courage à une vieille fille qui, depuis quelque temps, grignotait sans appétit sa cinquième décennie.
Vu du dernier virage de la route caillouteuse, un ancien sentier muletier, son paradis sur terre, une étroite baie d’un bleu d’azur, rappelait sans ambiguïté aucune le vagin d’une femme, de tous les berceaux terrestres le plus petit et le plus sûr.
Le chauffeur de taxi s’arrêta devant un cirque de granit entouré d’odorants buissons de myrte. Leur parfum entêtant, sous ce soleil implacable qui diffusait une lumière crue, me fit tourner la tête et je faillis accepter une dernière proposition d’union libre, celle de mon conducteur. Ce brave sexagénaire corse était lui aussi victime du vieil ennemi du traintrain quotidien: le désir. Je refusai son aimable présent, en le prévenant que les coups de foudre menaient le plus souvent au martyre.
À peine sortie de sa voiture et avant même que j’aie eu le temps d’empoigner mes bagages, une espèce de grand escogriffe de la vieille école bondit devant moi. Son visage rose d’enfant seyait étrangement à sa moustache et à ses cheveux gris sous une casquette d’été qu’il brandit au-dessus de sa tête avec une profonde révérence.
«Sans doute la dame arrive-t-elle de la capitale, à en juger d’après cette beauté pleine de spiritualité que nous ne rencontrons, hélas! que très rarement sous ces latitudes?»
J’épousai sa manière de parler:
«Exact, mon seigneur, la dame arrive de la capitale.»
L’espèce d’échalas continua à égrener ses phrases:
«En dépit de son apparence de femme de monde et de la lueur sans pareille de ses yeux pétillants, la dame donne l’impression d’être un peu dans l’embarras, au milieu d’un village inconnu, sur cette île où, selon toute apparence, elle pose pour la première fois ses pieds magnifiques.
– Parfaitement juste.
– La dame ne s’opposera probablement pas à ce que son nouvel admirateur, le dernier en date parmi des centaines qui font cercle autour d’elle, l’aide à transporter ses bagages jusqu’au lieu enchanté qu’elle a choisi pour sa villégiature?
– La dame ne s’y oppose pas.
– Où se trouve ce nid féerique?»
Je sortis de mon sac le papier sur lequel Marie-Loup avait griffonné son adresse pour le montrer au grand escogriffe à l’air pompeux. Dès que le bonhomme eut posé les yeux dessus, il poussa un gémissement, comme si on venait de lui asséner un coup de hache dans le dos.
«Pourriture! lâcha-t-il.
– Bon sang! bredouillai-je. Quelque chose ne va pas?
– Que la dame ne se fasse pas de soucis, bien qu’elle ait failli voir son admirateur fauché par un arrêt cardiaque. Une fois de plus, son destin cruel se moque de lui. En effet, le hasard a voulu que la délicieuse dame aille chez son grand ami, cet ignoble casse-cœur qui s’approprie toujours des femmes qu’il ne mérite point, les femmes de la vie des autres!»
Il m’accompagna jusqu’à une maisonnette de pierre recouverte de vigne vierge, accrochée à une ruelle escarpée, comme la majorité des maisons du village. En chemin, il ne cessait de pousser force soupirs et gémissements, chargé de ma valise et du fardeau bien plus lourd de sa déception. Pour le soulager de ces deux poids, je me pendis à son bras resté libre qui, chaud et tremblant, inspirait confiance.
En haut de l’escalier, il se tourna vers moi, dans un chuchotement essoufflé qui sentait les pastilles antibronchite.
«Si la jeune dame, dans un éclair de lucidité, se décide à larguer le Casanova susmentionné, elle peut compter sur son nouvel admirateur, qui n’hésitera pas à rompre toutes ses fiançailles actuelles pour se jeter à ses pieds magnifiques.»
Ôtant sa casquette, il accompagna ses derniers mots d’un baisemain. À ce moment-là, j’ai envié ma défunte grand-mère qui avait dû jouir de ce geste au moins deux fois par jour, à la belle époque où les hommes savaient encore se servir convenablement de leurs lèvres.
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