Dans la pénombre, avec son sourire pincé, Willi ressemblait à une momie bien conservée. Il me toisa du même regard apitoyé dont je le dévisageais. Tout comme lui, je devais ressembler à un défunt ambulant.
Le silence qui se remit à régner commença à m’énerver, surtout quand la lune verdâtre apparut derrière un palmier et jeta un œil sur notre carafe vide.
«Cartes sur table! ordonnai-je de nouveau. J’espère que l’air raréfié que tu respires ne t’a pas complètement vidé la cervelle.
– En ce qui me concerne, rétorqua-t-il, la hauteur ne m’empêche pas de tomber de plus en plus bas. Je suis en train de faire une énorme bêtise, je consens de bon cœur à vieillir.
– Déplorable. J’écrirai en livre là-dessus, me félicitai-je.
– J’espère que ce sera un bouquin posthume.
– Exactement, m’exclamai-je, tu as compris! Son titre est tout prêt: La Mort , sa vie, son œuvre. »
Willi sourit avec malice:
«Parfait. Je suppose qu’il ne te manque que le contenu.
– Chaque chose en son temps, fis-je.
– Ton titre est si lumineux, pensait tout haut mon ami, que ce n’est peut-être pas la peine de le bousiller en écrivant.»
Bien que Willi ne sût pas que je jetais systématiquement au feu tout ce que j’écrivais et que Sandrine me qualifiait de pyromane littéraire, je me sentis un peu offensé.
«As-tu choisi tes derniers mots? demandai-je.
– Quels derniers mots?
– Chacun a le droit d’avoir ses derniers mots! expliquai-je avec ardeur. C’est la seule chose qui reste parfois du verbiage de toute une vie gâchée. C’est le moment de rattraper tout ce qui semblait perdu. Même l’homme le plus insignifiant peut laisser derrière lui de grandes et nobles paroles. Confucius nous donnait ce sage conseil: “Si tu veux apprendre à vivre dans la vertu, apprends d’abord à bien mourir.”»
Agitant sa casquette blanche en signe de capitulation, Willi eut du mal à m’arrêter.
«À l’article de la mort, me rétorqua-t-il, tu as encore le temps de devenir quelqu’un, cesser d’être ce que tu étais. Dès que j’aurai un peu de temps, j’inventerai des derniers mots de circonstance, me promit-il solennellement. Tout n’est pas encore perdu pour nous.»
Après ces paroles, les choses ne pouvaient que mal tourner.
À mon réveil, à midi, Margot et Tatiana étaient en train de boucler leur valise commune. Je leur rendis leurs bagues de fiançailles et les accompagnai à l’arrêt de bus. Après notre courte idylle, à la place d’une tache de fruit, il ne me restait sur le petit doigt qu’une trace d’oxyde de métal. Pour la dernière fois, nous mélangeâmes nos nez. Notre baiser fut encore plus maladroit que l’autre fois, la nature ne pouvant prévoir toutes les situations ridicules dans lesquelles se retrouvent les humains.
«J’ai l'impression que Tatiana va avoir un bébé, me dit Margot par la fenêtre de l’autobus qui démarrait.
– De moi? hurlai-je.
– Mais non, de moi!» me cria Margot avec le plus grand sérieux.
Ce furent ses dernières paroles dans ma vie.
Je mourrai sans avoir compris les femmes à fond, me dis-je, avant de repasser par «Chez Napo».
«Mettez-m’en de côté deux douzaines», jetai-je au patron, sans prononcer le mot «oursins», que frappait une interdiction de pêche, ne devant expirer que vingt-quatre heures plus tard.
Il opina du bonnet en me faisant un clin d’œil.
Comment imaginer qu’à ce moment-là le destin se préparait à me rire au nez et que, au lieu de crier à la postérité des derniers mots percutants, je quitterais ce bas monde avec une phrase que j’ai honte de répéter:
«Mettez-m’en de côté deux douzaines!…»
Une fois de plus, j’étais seul au monde, et j’aurais certainement fondu en larmes au beau milieu du village si je n’avais pas été envahi par un sentiment poignant d’amitié et de tendresse à la pensée que le jour même Sandrine atterrirait à l’aéroport de Bonifacio, peu avant le débarquement de Prosper à Porto-Vecchio. Le lendemain, nous partirions tous en croisière: le bateau du Capitaine Carcasse avait déjà bien du mal à se maintenir à la sur-face de l’eau, à ne pas sombrer sous le poids de la nourriture et des boissons que nous y avions chargées.
J’étais fier de mes deux formidables amis, de l’amitié un peu folle qui nous unissait et nous empêchait de vieillir. Une gynécologue-accoucheuse, un biogénéticien, docteur en chimie et en anatomie, et un romancier autoincendiaire, auteur de documentaires pour la télévision française, Sandrine, Prosper et moi nous ressemblions à ces trois singes orientaux qui se moquent du sérieux et de la vanité de l’âge mûr: le premier se couvre les yeux comme s’il n'avait rien vu, le second se bouche les oreilles comme s’il n'avait rien entendu, et le troisième se ferme la bouche pour ne pas trahir un secret commun.
Un secret commun? Il devait s’agir de notre éternelle enfance, celle que nous vivions sans la moindre honte tout en allant sur nos cinquante ans.
«Tout est mortel, sauf l’immortalité, dit Prosper l’autre jour devant un cimetière. Notre but devrait être une adolescence immortelle.»
Me remémorant ses paroles, je levai les yeux au ciel et je me mis à ricaner, boitant jusqu’à la maison, tel l’idiot du village. Une fois arrivé, je fus encore pris de lassitude et m’empressai de prendre ma troisième douche froide de la journée.
«Tu devrais faire un petit somme, ne serait-ce que d’une demi-heure», dis-je à mon sosie dans le miroir, tout en ramenant sa mèche blanche, hérissée sur son front, au milieu de ses cheveux châtain foncé.
Ce geste était un vrai petit rituel païen voulant embellir le moribond.
«Va savoir si ton destin n’est pas de rendre l’âme dans ton sommeil ou te faire trouer la peau et t’habiller de sapin corse, de même que Michel, Claude et Dominique!» ajoutai-je avec un sourire infernal.
J’ignorai que je jouais avec le feu.
L’événement fatal se produisit dès que je revins dans la chambre à coucher. Ça ressemblait à un coup de lance émoussée dans le sternum, juste entre les deux seins. Fort heureusement, cette douleur intense ne me fit pas souffrir longtemps, pas plus de trois secondes. Pendant qu’à quatre pattes je me dirigeais vers le téléphone, un heureux hasard me fit renverser une lampe chinoise, ainsi qu’un coffret contenant mon testament scellé que j’avais pris la précaution de rédiger à Paris. Le précieux document se retrouva dans un vieux pot de chambre qui faisait la fierté de ma collection de porcelaines.
«Mes derniers mots, gargouillai-je, mes derniers mots…»
Le second coup m’atteignit à mi-chemin du téléphone, où je m’écroulai devant la cheminée. C’est à cet endroit précis que, deux heures plus tard, Sandrine et Prosper allaient me découvrir.
Ayant lu toute une bibliothèque d’ouvrages d’occultisme sur la vie après la mort, je vivais ma situation comme la chose la plus naturelle du monde. Je flottais sous le plafond, relié à mon corps sans vie par une jolie cordelette argentée qui pâlissait de plus en plus. Alors, patiemment, j’attendis que mes amis fassent leur macabre trouvaille.
Celle-ci engendra émotion et confusion dans tout le village. Je les comprenais tout à fait: la mort subite d’un homme entre deux âges, d’un camarade cher et d’un ex-amant plus cher encore porta un coup si terrible à mes compagnons baisemouchistes que, ce soir-là, dans la cour de Chez Napo, ils épuisèrent tout le stock d’eau-de-vie d’arbousier.
Quelque chose, enfin, brisait la monotonie de l’été, et les habitants d’Ouf étaient ravis; le propriétaire de la paillote, Napo, encore plus que les autres, car il devint une vraie célébrité, étant la personne à qui mes dernières paroles avaient été adressées:
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