Ils se turent, montèrent tous les deux quand le bateau arriva. Il était obligatoire de prendre une couchette et, entre le dortoir à cinquante, la cabine de première classe à quatre et la suite V.I.P. à deux, son compagnon lui conseilla de choisir la suite V.I.P., qu'il partagerait avec lui. Ce qu'il fit, mais il ne la partagea pas et resta sur le pont, son nécessaire à raser entre les mains, à regarder la mer sombre, les lumières de la ville lorsqu'ils s'en éloignèrent, puis la mer seulement.
Le vent portait parfois, sans doute en provenance du dortoir, des éclats de voix stridents, des rires et surtout un cliquetis de dominos abattus à grand fracas sur des tables en métal. Il pensa fugitivement qu'il aurait aimé faire cette traversée nocturne avec Agnès, passer son bras autour de ses épaules, il lui sembla entendre, mêlée à une nouvelle salve de dominos, la tonalité morne du téléphone qui sonnait en vain, dans un appartement vide. Sortant de la trousse l'interrogateur à distance, il l'approcha de son oreille, envoya le bip en pressant le bouton puis, quand il s'en fut lassé, tendit la main par-dessus le bastingage, desserra lentement les doigts tout en continuant d'appuyer sur le bouton. A cause de la trépidation du moteur, du bruit des vagues contre la coque, il n'entendait plus le bip au bout de son bras et il entendit encore moins, bien sûr, la disparition de l'appareil lorsqu'il ouvrit la main. Il comprit seulement qu'il ne téléphonerait plus, déchira la feuille de papier portant les numéros. Et lorsqu'un peu plus tard il repensa à Agnès, c'était devenu trop lointain pour que l'absence du corps serré contre le sien, de la voix rieuse, excitée par l'approche de l'enfer du jeu, soit autre chose qu'un mirage ténu, inconsistant, porté et dissipé aussitôt par l'air tiède, par une lassitude qui ne venait plus buter contre rien.
Le bateau accosta au petit matin dans une sorte de banlieue industrielle semée d'immeubles en construction que recouvraient des échafaudages de bambou. A la sortie du débarcadère, des chauffeurs de taxi se bousculaient pour attirer l'attention des voyageurs, chinois pour la plupart, et, au moment où il s'apprêtait à accepter le service, son compagnon de la veille, descendu après lui, s'approcha en proposant de le conduire en ville. Ils empruntèrent une passerelle au-dessus d'une de ces routes à plusieurs voies, séparées par des barrières qu'on ne pouvait, comme à Hong-Kong, franchir que tous les dix kilomètres, et gagnèrent un parking où les attendait une poussiéreuse jeep Toyota. Durant le trajet, l'Australien – s'il l'était bien – s'excusa de ne pouvoir l'héberger en laissant entendre que des histoires de femmes perturbaient sa maisonnée, mais lui recommanda, plutôt que l'hôtel Lisboa, où l'aurait conduit n'importe quel taxi pour toucher une commission, de prendre une chambre à l'hôtel Bela Vista, plus typique et plus calme, dont il vanta notamment la terrasse. Ils pourraient même s'y retrouver le soir, pour prendre un verre.
Une demi-heure plus tard, après que l'autre l'eut déposé devant l'hôtel, il était assis sur la terrasse en question, les pieds sur les fûts crépis à la chaux du balcon colonial, bercé par une rangée de ventilateurs plafonniers qu'ornaient, sous les quatre pales, quatre petites lampes jaillissant de collerettes en verre filé, encore allumées malgré le soleil éclatant. La mer de Chine s'étendait devant lui, ocre entre les colonnes, blanches et vert tilleul, qui soutenaient le plafond aux caissons noircis. A la réception, on lui avait donné avec la clé de sa chambre, inconfortable mais immense et fraîche, une brochure polyglotte concernant Macao, où il avait lu que «l'eau des chambres d'hôtel est généralement bouillie, moins par mesure de sécurité que pour atténuer le goût du chlore. Néanmoins tout le monde, visiteurs et résidents, préfère suivre les coutumes locales et délaisse l'eau pour le vin». Sur la foi de quoi il avait commandé pour son petit déjeuner une bouteille de vinho verde dont le col dépassait d'un énorme seau à glace. Il la vida sans penser à rien, hormis au vague contentement que lui procurait la température, puis, en titubant, gagna sa chambre dont une fenêtre donnait sur la terrasse et l'autre, placée au-dessus de la porte, sur un spacieux couloir qui sentait le drap encore humide, comme dans une blanchisserie. Il coupa le climatiseur, un de ces trucs semblables à des postes de télé dont les culs opulents et rouillés hérissaient la façade mal entretenue de l'hôtel. Il songea à se raser, mais y renonça, se sentant ivre, s'allongea sur le lit après avoir ouvert la fenêtre et s'endormit. A plusieurs reprises, il s'éveilla à demi, voulut se lever, se raser, retourner sur la terrasse ou aller jusqu'aux casinos dont l'Australien lui avait parlé, dans la voiture, comme de la principale attraction locale avec le Crazy Horse importé de Paris, mais ses projets se mélangeaient à des rêves confus, à la certitude aussi qu'il se préparait un typhon. Le vent agitait les branches d'un arbre qui venait cogner contre la fenêtre ouverte, il entendait la pluie et la bourrasque, mais ce n'était en fait que le climatiseur qui soufflait et gouttait, il l'avait déglingué en voulant l'arrêter.
Plus tard, il se rasa devant un miroir posé en équilibre sur la tablette du lavabo – pour une raison ou pour une autre, on ne l'avait pas fixé au mur, et tout semblait aller ainsi dans l'hôtel, à vau-l'eau. Puis il sortit, les jambes molles, se promena dans les rues bordées de petites maisons chaulées, à un étage, roses ou vertes comme des berlingots. Peuplées de Chinois, ces rues s'appelaient toutes rua del bom Jesu, estrada do Repuso ou des choses de ce genre, il y avait des églises de style baroque et de grands escaliers de pierre, des immeubles modernes, aussi, à mesure qu'on allait vers le Nord où il avait débarqué, des odeurs d'encens, de poisson frit, un climat de puérile et douce décrépitude, de houle depuis longtemps apaisée. Il éprouva à un moment l'angoisse, absurde dans une si petite ville, de s'être égaré et répéta plusieurs fois le nom de son hôtel à un policier chinois dont le visage finit par s'éclairer, et qui déclara en hochant la tête: «Very fast», sans qu'il fût possible de savoir si cela signifiait qu'on pouvait y arriver très vite, qu'il fallait courir très vite pour y arriver ou bien que c'était très loin, «very far». Pour lui permettre de redemander son chemin à de non-anglophones, le policier calligraphia l'adresse en caractère chinois sur le rabat d'une pochette d'allumettes qu'il venait d'acheter en même temps qu'un paquet de cigarettes locales. Cela donnait à peu près ceci:
Pic.1
mais il n'eut pas l'occasion d'utiliser ce viatique et, en marchant au hasard, se retrouva sur le bord de mer, en vue de son hôtel qui, un peu à l'écart de la ville, ressemblait à un vieux ferry en cale sèche. Il passa la fin de l'après-midi et la soirée sur la terrasse, où un bas-relief en bronze représentant Bonaparte au pont d'Arcole était surmonté de l'inscription: «There is nothing impossible in my dictionary», approximation, supposa-t-il, de l'adage selon lequel impossible n'est pas français, mais le fait qu'il fût exprimé en anglais, et pour illustrer l'effigie d'un ennemi historique, lui parut pour le moins déroutant. Il mangea légèrement, des plats qui lui rappelaient la cuisine brésilienne, but beaucoup en comptant que cela l'aiderait à dormir, et il avait raison.
Deux jours passèrent ainsi. Il dormait, fumait, mangeait, buvait du vinho verde, se promenait dans la presqu'île et, sans le vouloir vraiment, accomplissait ce qui devait être un circuit touristique. Il traîna dans les casinos: celui, luxueux, de l'hôtel Lisboa, et le casino flottant, où le fracas des dominos le plongeait dans une hébétude qui se dissipait lentement après qu'il était sorti, dormit au soleil dans des jardins publics, longea la frontière de la Chine populaire, visita le musée consacré à Camoens et, assis sous un arbre, sourit béatement au souvenir étonnamment précis du roman de Jules Vernes où le géographe Paganel se flatte d'apprendre l'espagnol en potassant l'épopée de ce poète portugais du Grand siècle. Sauf pour commander ses repas, il ne parlait à personne; l'Australien, sans doute débordé par ses soucis domestiques, ne vint pas au rendez-vous qu'il lui avait fixé sur la terrasse. Parfois, à la périphérie de sa conscience engourdie, remuaient des embryons de pensées menaçantes, concernant Agnès, son père, la proximité relative de Java, les recherches poursuivies pour retrouver sa trace, l'avenir qui l'attendait. Mais il lui suffisait de secouer la tête, de fermer longuement les yeux ou de boire quelques gorgées de vin pour disperser des images de plus en plus exsangues, vidées de leur substance, bientôt des fantômes aussi peu redoutables qu'un boîtier de télécommande noyé dans la mer de Chine, qu'une impression troublante mais fugitive de déjà vu. Il ne refit aucune tentative pour téléphoner, se contentant de marcher au soleil dans l'odeur du poisson séché et de la sueur imprégnant ses vêtements, d'entrecouper de longues siestes ses promenades sans but. Deux fois par jour, néanmoins, il se rasait, rectifiant pour son usage la plaisanterie voulant que la farniente consiste à écouter pousser sa barbe. Il écoutait sa moustache, même pas très attentivement, savourait quelquefois, allongé sur un banc, l'idée abstraite et désormais sans enjeu de s'être échappé. Ces idées lui passaient vite.
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