Des relents de friture, de poisson, s'engouffraient par les fenêtres. La ligne traversait l'île en longueur, parallèlement au port et quand, au terminus, il fut tenté de repartir en sens inverse, il se força à descendre. S'il voulait épuiser les possibilités de va-et-vient offertes par les transports en commun de la ville, il lui restait le métro, pour le lendemain, puis le funiculaire qui conduisait au sommet du Pic. Ensuite il n'aurait plus qu'à recommencer, ou bien à arpenter sa chambre d'un mur à l'autre. Occuper alternativement l'un et l'autre des lits jumeaux, se demander s'il valait mieux dormir la moustache au-dessus ou au-dessous des draps, il trouverait toujours des ersatz pour traduire physiquement l'indécision dont il souffrait et dont il avait pourtant décidé de faire sa politique. Provisoirement, ricana-t-il, jusqu'à ce qu'une idée même pas nouvelle l'emporte au forcing. Dans l'ensemble pourtant, en dépit de poussées ponctuelles qui ne le surprenaient plus, il accédait à une sorte de calme indifférent, un progrès, tout de même, par rapport à la veille. Provisoire, répétait-il en marchant, provisoire.
Il se retrouva devant son hôtel presque par hasard, vers deux heures du matin, et se rasa pour la troisième fois de la journée. Pour la cinquième fois, ensuite, il composa les numéros de téléphone notés sur la feuille de papier et, n'obtenant toujours pas de réponse, en composa d'autres, au hasard, prêt à réveiller n'importe quel Parisien inconnu pour s'assurer qu'au moins la ville existait toujours. Certains de ces numéros, dont il formait les chiffres au petit bonheur, ne devaient pas être attribués, mais alors il aurait entendu: «Il n'y a pas d'abonné au numéro que vous demandez, veuillez consulter l'annuaire ou le centre de renseignements…» Il appela aussi les renseignements, le 12, l 'horloge parlante, une compagnie de taxis, la réception de l'hôtel, pour se faire confirmer l'indicatif, cela dura une bonne heure durant laquelle il fuma cigarette sur cigarette. Dans la trousse de rasage, il avait récupéré l'interrogateur à distance qu'il gardait à la main, comme un fétiche sans emploi, et la vague de panique qu'il sentait approcher le submergea peu à peu: ce n'était plus seulement son passé, ses souvenirs, mais Paris tout entier qui s'engloutissait dans le gouffre creusé derrière chacun de ses pas. Et si, le lendemain, il se rendait au consulat? On lui dirait, sans aucun doute, que les liaisons téléphoniques fonctionnaient à merveille, on irait même, le cas échéant, jusqu'à lui en donner la preuve, mais les numéros qu'il voulait obtenir continueraient à ne pas répondre. «C'est qu'il n'y a personne, essayez une autre fois», conclurait logiquement le serviable consul, celui-là même qui, peut-être, informerait Agnès de son tragique décès – et, pour la circonstance, elle décrocherait tout de suite.
Il avait mis en marche le téléviseur de sa chambre, coupé le son, et somnola par à-coups, tout habillé. Quand il ouvrait les yeux, écœuré par l'odeur du tabac refroidi, des Chinois bien vêtus agitaient les lèvres sur l'écran muet. Plus tard, des cow-boys chevauchèrent dans une sierra, sans doute reconstituée en Espagne – si toutefois l'Espagne n'avait pas disparu, comme semblait l'insinuer le planisphère de Bahrein. Les chaînes de Hong-Kong devaient diffuser toute la nuit, comme aux États-Unis, mais peut-être le lendemain apprendrait-il que non, que les programmes prenaient fin à minuit… La hantise de l'invérifiable revenait le torturer, il se retournait sur le lit, saisissait à tâtons le téléphone sur la table de nuit. A un moment, pour entendre une voix, il forma des chiffres sans indicatif, en serrant la télécommande entre ses doigts crispés, et réveilla quelqu'un, à Hong-Kong probablement, qui brailla sans qu'il comprenne rien. Il raccrocha, se leva, se rasa encore, se recoucha. A l'aube, les yeux ouverts, il sortit, erra dans les rues peuplées de gymnastes matinaux, reprit le ferry et, à la visible satisfaction de l'employé, toujours le même, ne le quitta pas de la journée. L'enchevêtrement des mâts dans la baie, le vol criard des oiseaux tournoyant dans le ciel nuageux, les visages, l'odeur du goudron, le scintillement des immeubles, l'afflux de perceptions désormais familières l'absorbèrent. Lorsqu'une velléité le prenait d'aller au consulat, ou à l'aéroport, il attendait qu'elle passe et, très vite, elle passait. Il fumait beaucoup, sa cartouche à la main. Il bronzait, songeant qu'il devrait acheter des lunettes de soleil et se demanda, sans y attacher d'importance excessive, à quel moment il avait retiré de la poche de sa veste celles qui lui avaient servi, quelques jours plus tôt, pour jouer les faux aveugles sur le boulevard Voltaire. Il portait bien, alors, la veste qui à présent gisait, roulée en boule, au bas du placard de sa chambre. Et, après avoir ôté ses lunettes dans le café de la République, les avoir remises dans sa poche, il ne se rappelait pas les en avoir sorties, ni au Jardin de la Paresse, ni dans l'appartement, ni à Roissy. Il s'efforçait, pour situer ce geste anodin, de reconstituer en détail les 24 heures précédant son départ, mais la vanité de son effort ne l'affectait pas, une sorte d'engourdissement privait de tout enjeu des actes qui, doucement, glissaient vers l'irréel, la brume d'une légende dont il n'était plus le héros. Avec la même indolence, il étouffait les projets ou représentations à long terme de son avenir, tels que séjour prolongé sur le ferry, dérive aventureuse dans les ports de la mer de Chine, visite d'inspection à Java, retour au domicile conjugal: tout devenait indifférent, les questions autrefois coupantes comme des rasoirs s'émoussaient, l'urgence de choisir ou de ne pas choisir retombait.
Vers le milieu de la journée, l'employé vint lui tapoter l'épaule et, dans un anglais approximatif, lui dit que s'il voulait il pouvait ne pas descendre aux débarcadères, lui régler, à lui, une somme forfaitaire pour ses allées et venues. Qu'elle fût inspirée par la simple gentillesse ou l'appât d'un gain frauduleux, il déclina cette proposition, expliqua que monter et descendre faisait partie pour lui du plaisir du voyage, et c'était vrai, il ne pensait plus guère qu'à compter ses piécettes. Il n'interrompit son va-et-vient que le temps d'avaler des brochettes de poulet grésillantes, debout devant un éventaire où l'on soldait aussi des cassettes de variétés, puis de repasser à l'hôtel Mandarin où il récupéra son nécessaire à raser, qu'il utilisa un peu plus tard dans les toilettes malpropres du ferry. L'employé, quand son service ne le mobilisait pas, venait parfois lui faire un brin de causette, attirait son attention sur tel détail du paysage, disait «nice, nice», et il approuvait. Un orage éclata en début de soirée, le ferry tangua fortement. Les passagers, en débarquant, s'abritaient sous des journaux imprimés en rouge et noir. Puis ce fut la nuit, la dernière traversée, et il se retrouva, comme deux jours plus tôt, arpentant la promenade éclairée par les lampes en verre dépoli qui, encastrées dans le béton, clignotaient sous le ciel sans étoiles. En longeant le quai, il arriva à un autre embarcadère, encore ouvert celui-ci, se laissa tomber sur un banc, face à un homme d'une soixantaine d'années, rubicond, qui portait des tennis avec un costume de toile jaune et ne tarda pas à engager la conversation. «Oh, Paris…», commenta-t-il après la réponse à son rituel «Where are you from?». Lui était d'un endroit qui, compte tenu de sa prononciation, pouvait être aussi bien «Australia» que «Nazareth». «Nice place», ajouta-t-il, rêveur. Il attendait le bateau qui, à 1 h 30, partait pour Macao, où il habitait depuis deux ou dix ans. C'était bien, Macao? Pas mal, reposant, dit l'homme, plus tranquille que Hong-Kong. Et on trouvait de la place sans peine sur le bateau? Sans peine.
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