— On tâtonne. Victor pense qu'il serait judicieux d'y associer les plus beaux numéros que nous avons vus, à condition que cela ait du sens et que les artistes acceptent de prendre le risque avec nous.
— C'est plutôt malin. Comme nous, ils n'ont pas grand-chose à perdre. Au fait, as-tu des nouvelles de Juliette ? Je lui ai laissé deux messages mais elle n'a pas donné signe de vie.
— Elle est moins présente ces jours-ci. Elle dit que venir ici lui rappelle le jour où Loïc est parti. Le simple fait d'entrer dans la salle la met mal à l'aise. L'autre soir, elle s'est arrêtée devant les sièges où ils étaient assis comme devant un mausolée…
— La pauvre. Pourquoi ne tente-t-elle pas de le joindre ?
— Elle n'ose pas. Elle a trop peur qu'il lui dise que tout est fini.
— Je la comprends. Quand on est désespéré, le doute est encore préférable à la certitude de l'échec…
Eugénie n'est pas venue pour papoter avec son amie. Mais elle ne sait pas trop comment aborder la question. Pour se donner une contenance, elle rejoint la table de couture et joue avec un dé à coudre.
— Je dois te parler d'un point important au sujet du spectacle…
Le ton est inhabituellement grave. Céline lève les yeux.
— Que se passe-t-il ?
— Nous allons devoir nous passer de tes talents de créatrice de costumes.
— Vraiment ?
— En partie pour éviter les coûts de fabrication, mais surtout parce qu'afin d'ancrer l'histoire dans le présent, nous allons sans doute choisir des vêtements contemporains.
— Logique. Ce n'est pas grave. Ne t'en fais pas pour moi.
Céline se remet à coudre. La gardienne ajoute :
— Par contre, je vais avoir besoin de toi sur un autre poste.
La couturière interrompt à nouveau son ouvrage et plaisante :
— Videuse à l'entrée ? J'ai appris de nouvelles insultes…
— Je voudrais que tu joues dans la pièce. Je ne sais pas encore quel rôle, mais cela me paraît évident.
Céline reste interdite avant de finir par lâcher :
— As-tu déjà oublié l'état dans lequel j'étais lorsque vous m'avez poussée à monter sur scène ?
— Le spectacle a besoin de ta personnalité. Plus égoïstement, j'aimerais t'avoir à mes côtés, pour les dialogues notamment. Personne d'autre n'osera me dire si je me trompe. Toi, si. Tu es une créatrice de costumes fantastique, mais à mes yeux, tu es d'abord une personne extraordinaire. Je veux pouvoir compter sur ton regard incisif, ton humour, ta colère, et ton envie d'aimer.
— Tu vas me faire chialer.
— J'espère bien.
— Pas un trop grand rôle alors…
— Un personnage qui te ressemble.
— Une paumée qui aime coudre ?
— Un cœur immense en voie de guérison.
La voix chuchote, délivrant sa confidence :
— J'avais si peur que tu viennes, Eugénie. Et pourtant, j'en avais tellement envie… Crazy , n'est-ce pas ?
Taylor regarde la gardienne droit dans les yeux. Il se comporte toujours ainsi. Bien que timide, il va chercher la réaction des individus là où ils mentent le moins. Il s'empresse d'ajouter :
— Depuis des jours, je te guette. J'avais la gorge sèche chaque fois que tu approchais. Je me disais : ça y est, c'est mon tour ! Tu imagines ? Comme la mort ! On sait qu'elle finira par arriver, mais on se demande quand.
— Rassure-toi, j'ai laissé ma faux dans le placard à balais. Je ne viens pas t'ôter la vie, je suis là pour essayer de la comprendre.
— Certains m'ont confié que tu leur avais parlé. Ils n'ont rien révélé de vos échanges, mais ils étaient chamboulés. Tu poses des questions qui remuent.
— Ce sont plutôt les réponses qui sont fortes.
— Tu arrives à en extraire des ingrédients pour le spectacle ?
— La matière est magnifique, mais qui peut dire si j'arriverai à la mettre en forme pour la transmettre… En tout cas, l'expérience est incroyable. Peu de dramaturges ont dû avoir le privilège d'accéder à ce que vous m'offrez. Suis-je digne de le recevoir ?
— Tu es comme l'abeille qui butine en attendant de fabriquer son miel !
— Espérons que je sois capable d'en faire au moins un pot…
— Que veux-tu savoir de moi ?
— J'essaie de cerner ce qui vous rend tous si particuliers dans cette troupe.
— On est tes cobayes ?
— Plutôt mon échantillon représentatif d'humanité. Qu'est-ce qui vous rend universels ? Pourquoi êtes-vous uniques ?
— Ce sont tes questions ?
— Non. C'est mon approche.
— Tant mieux, parce que je ne me voyais pas capable de répondre à ça. As-tu trouvé ce qui me rend unique ? À part mes T-shirts flashy !
Eugénie considère l'habilleur.
— Tu doutes en permanence. Tu es toujours en recherche de signaux venus des autres. On dirait que tu attends, ou plutôt que tu espères. Ai-je tort ?
Taylor détourne les yeux. Eugénie effleure son bras avec chaleur.
— Pardon, je ne voulais pas te brusquer. Rien ne t'oblige à me répondre. En ce moment, je ne manipule que du sentiment hautement radioactif. Je ne sais plus mettre les formes, je plonge directement au cœur des réacteurs. Je passe mon temps à déterrer des choses dont on ne parle jamais…
— Je ne suis pas habitué, mais ça me va. Pose-moi ta question.
— Taylor, qu'est-ce qui te fait le plus peur ?
Il réfléchit.
— On ne parle ni des serpents, ni des boîtes de conserve périmées qui peuvent exploser, on est bien d'accord. Tu me demandes ce qui me terrifie vraiment ?
— S'il t'est possible de l'évoquer, oui.
— Tu poses la même question à tout le monde ?
— Jamais. J'essaie de glaner ce que chaque individu est le seul à pouvoir m'enseigner.
— Je vais donc à mon tour faire partie du club des chamboulés.
— Tu n'avais pas besoin de moi pour ça…
Taylor prend appui contre le mur de brique, comme pour se rassurer.
— Finalement, tes questions sont comme ces interrogations existentielles que l'on devrait systématiquement affronter. Histoire de savoir où on en est, afin qu'il ne soit pas trop tard lorsqu'on découvre les réponses. Voir clair en soi. C'est un excellent principe. Si tu sais ce qui compte ou ce qui t'épouvante, tu ne t'éparpilles plus. Laisse-moi réfléchir…
Les expressions qui se succèdent sur son visage traduisent les multiples émotions qu'empruntent ses pensées à travers le labyrinthe de sa conscience. À quoi songe-t-il ? Ou à qui ?
À plusieurs reprises, Eugénie pressent qu'il va s'exprimer, mais Taylor se bloque, la bouche ouverte, poursuivant sa réflexion intérieure. Tout à coup, comme un paysage qui s'éclaire au lever du jour, son regard change.
— L'idée de vivre seul me terrifie plus que tout au monde.
Lui d'habitude si loquace, si volubile, ne répond que d'une phrase, sans le moindre doute, comme s'il avait touché l'épicentre de son être. Eugénie sent qu'il n'a pas fini de formuler sa pensée. Ils se regardent longuement.
— C'est même ma seule peur, confie Taylor. J'ai beau chercher, je ne vois rien d'autre susceptible de m'effrayer. Le pire pour moi serait de n'exister pour personne, ne pas trouver l'autre à qui l'on peut tout donner. Toi tu as Victor, tes enfants, mais moi je cherche encore. Je ne pense pas valoir grand-chose, mais je sais que si quelqu'un me faisait confiance, si on me laissait ma chance, j'aurais tous les courages. Le peu que j'ai fait de bien depuis que je suis sur cette terre, je l'ai fait pour d'autres, par amour…
Il passe la main dans ses cheveux courts et soupire :
— On ne parle jamais de ces choses-là. On ne peut en discuter avec personne. Pourtant, qu'est-ce que ça fait comme bien ! Tout paraît si simple une fois que les mots ont été dits ! On perd tellement de temps à parler pour ne rien dire alors que le plus important reste enfermé en soi…
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