— Eugénie, je suis claustrophobe. Je déteste les croisières. J'évite les ports. J'aime les grands sentiments des tragédies, et je m'y réfugie parce qu'ils sont tout juste suffisants pour me faire oublier ceux que nous impose notre condition de mortels.
Il passe la main dans la poche intérieure de sa veste et sort de son portefeuille une reproduction de photo jaunie par le temps. Deux hommes vigoureux se tenant par les épaules, casquette sur la tête et moustache à la mode de l'époque.
— Je pense à Edmond et à Louis chaque jour, et même chaque nuit. Souvent, je me réveille en sursaut, m'imaginant coincé dans les ténèbres, incapable de bouger, ne respirant presque plus. D'autres fois je me vois à la place de mon arrière-grand-oncle, impuissant devant le drame. Louis a pris en charge la femme et la fille de son copain. Rien n'a été simple, mais ils s'en sont sortis, ensemble, dans le souvenir de celui qu'ils avaient perdu. Même si je n'ai pas entendu le cri d'Edmond et les appels désespérés de Louis, ils résonnent en moi. Souvent, j'imagine ce que ces deux amis ont ressenti durant cette dernière nuit. Malgré les années, je ne suis jamais parvenu à en faire le tour ou à le résumer. Que ressent-on au fond de ce piège, lorsque la lumière du jour n'est au mieux qu'une fine ligne inaccessible si loin au-dessus de sa tête ? À quoi pense-t-on lorsque l'on sait que la mort est le seul futur, même si quelques minutes avant, on plaisantait encore sur la fête à venir le samedi suivant ? Comment peut-on vivre alors qu'on est le survivant ? À travers eux, chaque jour, je découvre de nouveaux territoires du cœur humain, et ils me terrassent. Tu l'ignores, Eugénie, personne d'ailleurs ne le sait, mais chaque fois que je quitte le théâtre, je commence par regarder le ciel et je le remercie de ne pas être coincé entre deux tôles à attendre la mort.
— Cette fois, mon père, je vous promets de ne rien vous cacher.
— C'est, en principe, la raison d'être d'une confession.
— J'espère que vous ne m'en voudrez pas…
— Souvenez-vous que je ne suis pas ici pour vous juger. Vous semblez avoir à nouveau le sentiment d'avoir commis une faute…
— Je suis allée rendre visite à mon ex-mari avec une vache et un cheval pour qu'il me verse ma pension.
— Une vache et un cheval ?
— Des amis qui portaient des masques pour ne pas être identifiés. Mais les choses se sont emballées et il s'est violemment assommé contre un mur.
— Pas étonnant que le cheval se soit emballé ! plaisante le prêtre.
— Que vous ne me jugiez pas, ça m'arrange, mais essayez au moins de me prendre au sérieux.
— Désolé, poursuivez.
— Donc mon ex s'est assommé et il a perdu la mémoire.
— Alors vous n'avez pas récupéré votre argent ?
— Exactement. Du coup, comme il est à l'hôpital, amnésique, une très bonne amie à moi — la vache — a eu l'idée de lui raconter n'importe quoi pour lui soutirer une partie de la petite fortune qu'il planque.
— Votre amie devrait peut-être venir se confesser, elle aussi…
— C'est certain, bien que dans son cas, un exorcisme me paraisse plus indiqué. De toute façon, au point où nous en sommes, Dieu ne peut plus rien pour elle. Donc, en attendant d'aller brûler en enfer, nous nous relayons auprès du père de mon fils pour le manipuler et découvrir où il cache son magot.
Le curé ne répond pas immédiatement.
— Vous êtes là ? s'inquiète Céline. Vous avez démissionné ? Ma vie pourrie a-t-elle eu raison de votre foi ?
— Laissez-moi le temps de digérer votre histoire, elle n'est pas banale. Effectivement, cette fois, c'est bien un péché que vous avez commis.
— Ce n'est pas fini. J'ai aussi largué mon amant, un homme marié avec lequel j'entretenais une misérable liaison depuis trois ans en espérant qu'il quitte sa femme…
Le prêtre reste silencieux. Céline précise :
— Pour être certaine qu'il ne me fasse pas d'ennuis — j'en ai assez avec l'autre —, mes amies ont pris des photos compromettantes que je menace d'envoyer à ses proches.
— C'est la vache qui a fait les photos…
— Le cheval, mais c'est sans importance.
Silence dans le confessionnal. Elle entend un soupir.
— Vous êtes déçu ? demande Céline. Vous vous dites que je ne suis pas une femme aussi bien que vous le pensiez ?
— Disons que ça fait beaucoup. Mais qu'importe, vous êtes la brebis égarée que Dieu place sur ma route.
— On a déjà la vache et le cheval, avec la brebis, on a presque la crèche complète !
— Plusieurs de mes coreligionnaires sont devenus fous après avoir reçu certaines confessions. Je me demande si elles n'étaient pas de cette nature… Sinon, Ulysse va bien ?
— J'arrive à le préserver de tout cela, c'est mon seul motif de satisfaction. Parce que pour le reste, je crois que je peux finir derrière les barreaux.
— Ceci dit, techniquement, je pense qu'aucun jury ne retiendra l'association délictueuse avec un équidé et un bovin.
— J'ai vraiment peur, mon père. Un inspecteur me soupçonne déjà. Il ne me lâchera pas.
— Les prières ne peuvent rien contre les investigations de police, et à ma connaissance, il n'existe aucun saint patron pour votre cause. Sainte Rita, peut-être…
— C'est la patronne de ceux qui profitent des amnésies ? Ou de ceux qui complotent avec des animaux ? À moins que ce ne soit celle des créatures lubriques qui attentent aux liens sacrés du mariage ?
— Ni l'un ni l'autre. Elle est spécialiste des causes perdues…
— Merci bien. Ça fait drôlement plaisir d'être dans l'équipe des vainqueurs ! J'ai une question à vous poser…
— Je vous en prie.
— L'Église accorde-t-elle toujours l'asile à ceux qui sont pourchassés par la justice ?
— Depuis des millénaires, chaque maison de Dieu constitue un sanctuaire où ceux qui le désirent peuvent trouver refuge pour se placer sous la protection du Très-Haut sans craindre le jugement des hommes.
— Je pourrais donc emménager ici ?
— Pardon ?
— Si un matin je débarque avec mon baluchon et que je tambourine à votre porte en hurlant : « Asile, asile ! », m'ouvrirez-vous ?
— Sans hésiter. Mais vous ne pourrez pas séjourner ici éternellement.
— Pourquoi pas ? Je pourrais me rendre utile, vous aider. Je cuisine plutôt bien. Vous aimez les pâtes au pesto ? C'est une de mes spécialités. Je suis aussi capable d'accomplir de menus travaux. En plus, je suis bonne couturière, et je vous promets de prendre le ménage en charge.
— J'ai déjà quelqu'un.
— Elle triche aux cartes. Vous devriez vous en méfier. Alors que moi, je suis l'honnêteté même.
— Mon Dieu ! Je vais prier pour vous.
Bien que les dorures ornant les plafonds datent sans doute de la même époque que celles du théâtre, Nicolas, Eugénie et tous les membres de la troupe venus les accompagner sont bien moins à leur aise sous celles-ci.
Le faste et la richesse des décorations d'une salle de spectacle concourent à installer le visiteur dans une atmosphère de confort et de luxe hors du quotidien. Mais dans les salons d'apparat de l'hôtel de ville, ces artifices chargés de symbole ont d'abord pour fonction de rappeler la toute-puissance des instances qui régissent la cité.
Devant l'ampleur de la délégation, l'agent d'accueil s'étonne :
— Vous êtes tous là pour l'audition devant le conseil ?
Nicolas et M. Marchenod confirment d'une seule voix. Depuis le soir où il est venu au théâtre, l'héritier tient parole, et chacun peut le voir tous les samedis soir, parfois en famille, dans la loge d'honneur qu'occupait son ancêtre. Même si Eugénie a cru remarquer qu'il ne restait pas systématiquement jusqu'à la fin des représentations, sa présence rassure l'équipe.
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