L’ami jette le revolver sur la table et dit:
– Salaud!
L'officier ouvre les yeux, regarde son ami:
– Quel manque de courage! Quel manque de caractère!
L'ami dit:
– Tu n'as qu'à le faire toi-même, si tu as tant de courage, si tu as tant de chagrin. Si tu ne peux pas vivre sans lui, suis-le dans la mort. Tu voudrais encore que je t'aide? Je ne suis pas fou! Crève! Crève tout seul!
L'officier prend le revolver et l'appuie contre sa tempe. Nous descendons du galetas. L'ordonnance est assis devant la porte ouverte de la chambre. Nous lui demandons:
– Vous croyez qu'il va se tuer?
L'ordonnance rit:
– Vous, pas avoir peur. Eux, toujours faire ça quand trop boire. Moi, décharger deux revolvers avant.
Nous entrons dans la chambre, nous disons à l'officier:
– Nous vous tuons si vous le voulez vraiment. Donnez-nous votre revolver.
L'ami dit:
– Petits saligauds!
L'officier dit en souriant:
– Merci. Vous êtes gentils. On jouait seulement. Allez dormir.
Il se lève pour fermer la porte derrière nous, il voit l'ordonnance:
– Vous êtes encore là?
L'ordonnance dit:
– Je n'ai pas reçu la permission de partir.
– Allez-vous-en! Je veux avoir la paix! Compris?
A travers la porte nous l'entendons encore qui dit à son ami:
– Quelle leçon pour toi, espèce de chiffe molle!
Nous entendons aussi le bruit d'une bagarre, des coups, le fracas de chaises renversées, une chute, des cris, des halètements. Puis c'est le silence.
La servante chante souvent. Des chansons populaires anciennes et de nouvelles chansons à la mode qui parlent de la guerre. Nous écoutons ces chansons, nous les répétons sur notre harmonica. Nous demandons aussi à l'ordonnance de nous apprendre des chansons de son pays.
Un soir, tard, alors que Grand-Mère est déjà couchée, nous allons en ville. Près du château, dans une vieille rue, nous nous arrêtons devant une maison basse. Du bruit, des voix, de la fumée viennent de la porte qui ouvre sur un escalier. Nous descendons les marches de pierre et débouchons dans une cave aménagée en buvette. Des hommes, debout ou bien assis sur des bancs de bois et des tonneaux, boivent du vin. La plupart sont vieux, mais il y a aussi quelques jeunes ainsi que trois femmes. Personne ne fait attention à nous.
L'un de nous commence à jouer de l'harmonica et l'autre à chanter une chanson connue où il est question d'une femme qui attend son mari parti à la guerre et qui reviendra bientôt, victorieux.
Les gens, peu à peu, se tournent vers nous; les voix se taisent. Nous chantons, nous jouons de plus en plus fort, nous entendons notre mélodie résonner, se répercuter sur la voûte de la cave, comme si c'était quelqu'un d'autre qui jouait et qui chantait.
Notre chanson finie, nous levons les yeux sur les visages fatigués et creux. Une femme rit et applaudit. Un homme jeune à qui il manque un bras dit d'une voix enrouée:
– Encore. Jouez encore quelque chose!
Nous échangeons nos rôles. Celui qui avait l'harmonica le passe à l'autre et nous commençons une nouvelle chanson.
Un homme très maigre s'approche de nous en titubant, il nous crie au visage:
– Silence, chiens!
Il nous pousse brutalement l'un à droite, l'autre à gauche; nous perdons l'équilibre; l'harmonica tombe. L'homme monte l'escalier en se tenant au mur. Nous l'entendons encore crier dans la rue:
– Que tout le monde se taise!
Nous ramassons l'harmonica, nous le nettoyons.
Quelqu'un dit:
– Il est sourd.
Quelqu'un d'autre dit:
– Il n'est pas seulement sourd. Il est surtout complètement fou.
Un vieillard nous caresse les cheveux. Des larmes coulent de ses yeux enfoncés, cernés de noir:
– Quel malheur! Quel monde de malheur! Pauvres petits! Pauvre monde!
Une femme dit:
– Sourd ou fou, il est revenu, lui. Toi aussi, tu es revenu.
Elle s'assied sur les genoux de l'homme à qui il manque un bras. L'homme dit:
– Tu as raison, ma belle, je suis revenu. Mais avec quoi vais-je travailler? Avec quoi vais-je tenir la planche à scier? Avec la manche vide de ma veste?
Un autre homme jeune, assis sur un banc, dit en rigolant:
– Moi aussi, je suis revenu. Seulement je suis paralysé par le bas. Les jambes et tout le reste. Je ne banderai plus jamais. J'aurais préféré y passer tout de suite, tiens, rester là, d'un seul coup.
Une autre femme dit:
– Vous n'êtes jamais contents. Ceux que je vois mourir à l'hôpital, ils disent tous: «Quebque soit mon état, j'aimerais survivre, rentrer chez moi, voir ma femme, ma mère, n'importe comrpent, vivre encore un peu.»
Un homme dit:
– Toi, boucle-la. Les femmes n'ont rien vu de la guerre.
La femme dit:
– Rien vu? Connard! On a tout le travail, tout le souci: les enfants à nourrir, les blessés à soigner. Vous, une fois la guerre finie, vous êtes tous des héros. Mort: héros. Survivant: héros. Mutilé: héros. C'est pour ça que vous avez inventé la guerre, vous, les hommes. C'est votre guerre. Vous l'avez voulue, faites-la donc, héros de mes fesses!
Tous se mettent à parler, à crier. Le vieillard, près de nous, dit:
– Personne n'a voulu cette, guerre. Personne, personne.
Nous remontons de la cave; nous décidons de rentrer.
La lune éclaire les rues et la route poussiéreuse qui mène chez Grand-Mère.
Le développement de nos spectacles
Nous apprenons à jonglér avec des fruits: des pommes, des noix, des abricots. D'abord avec deux, c'est facile, puis avec trois, quatre, jusqu'à ce que nous arrivions à cinq.
Nous inventons des tours de prestidigitation avec des cartes et avec des cigarettes.
Nous nous entraînons aussi à l'acrobatie. Nous savons faire la roue, des sauts périlleux, des culbutes en avant et en arrière, et nous sommes capables de marcher sur les mains avec une aisance parfaite.
Nous revêtons de très vieux habits trop grands pour nous que nous avons trouvés dans la malle du galetas: des vestons à carreaux, amples et déchirés, de larges pantalons que nous attachons à la taille avec une ficelle. Nous avons aussi trouvé un chapeau noir rond et dur.
L'un de nous fixe un poivron rouge sur son nez et l'autre une fausse moustache faite avec des cheveux de maïs. Nous nous procurons du rouge à lèvres et nous agrandissons notre bouche jusqu'aux oreilles.
Ainsi déguisés en clowns, nous allons sur la place du marché. C'est là qu'il y a le plus de magasins et le plus de monde.
Nous commençons notre spectacle en faisant beaucoup de bruit avec notre harmonica et avec une courge évidée transformée en tambour. Quand il y a suffisamment de spectateurs autour de nous, nous jonglons avec des tomates ou même avec des œufs. Les tomates sont de véritables tomates, mais les œufs sont évidés et remplis de sable fin. Comme les gens l'ignorent, ils poussent des cris, ils rient, ils applaudissent quand nous faisons semblant d'en attraper un de justesse.
Nous poursuivons notre spectacle avec des tours de prestidigitation et nous le terminons avec de l'acrobatie. Pendant que l'un de nous continue à faire la roue et des sauts périlleux, l'autre fait le tour des spectateurs en marchant sur les mains, le vieux chapeau entre les dents.
Le soir, nous allons dans les bistrots sans déguisement.
Nous connaissons bientôt tous les bistrots de la ville, les caves où le vigneron vend son propre vin, les buvettes où l'on boit debout, les cafés où vont les gens bien habillés et quelques officiers qui cherchent des filles.
Les gens qui boivent donnent facilement leur argent. Ils se confient facilement aussi. Nous apprenons toutes sortes de secrets sur toutes sortes de gens.
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