– Vous lever et venir. Officier fâché si vous pas obéir.
Nous ne bougeons pas.
L'officier dit quelque chose et l'ordonnance entre dans la chambre. On l'entend chanter en faisant le ménage.
Quand le soleil touche le toit de la maison à côté de la cheminée, nous nous levons. Nous allons vers l'officier, nous nous arrêtons devant lui. Il appelle l'ordonnance. Nous demandons:
– Que veut-il?
L'officier pose des questions; l'ordonnance traduit:
– M. l'officier demander pourquoi vous pas bouger, pas parler?
Nous répondons:
– Nous faisions notre exercice d'immobilité. L'ordonnance traduit encore:
– M. l'officier dire vous faire beaucoup d'exercices. Aussi autres sortes. Il a vu vous taper l'un l'autre avec ceinture.
– C'était notre exercice d'endurcissement.
– M. l'officier demander pourquoi vous faire tout ça?
– Pour nous habituer à la douleur.
– Il demander vous plaisir avoir mal?
– Non. Nous voulons seulement vaincre la douleur, la chaleur, le froid, la faim, tout ce qui fait mal.
– M. l' officier admiration pour vous. Il trouver vous extraordinaires.
L'officier ajoute quelques mots. L'ordonnance nous dit:
– Bon, fini. Moi, obligé partir maintenant. Vous aussi, filer, aller à la pêche.
Mais l'officier nous retient par le bras en souriant et fait signe à l'ordonnance de partir. L’ordonnance fait quelques. pas, se retourne:
– Vous, partir! Vite! Aller promener dans la ville.
L'officier le regarde et l'ordonnance s'éloigne jusqu'à la porte du jardin d'où il nous crie encore:
– Foutre le camp, vous! Pas rester! Pas comprendre, imbéciles?
Il s'en va. L'officier nous sourit, nous fait entrer dans sa chambre. Il s'assied sur une chaise, il nous tire à lui, nous soulève, nous fait asseoir sur ses genoux. Nous mettons nos bras autour de son cou; nous nous serrons contre sa poitrine velue. Il nous berce.
En dessous de nous, entre les jambes de l'officier, nous sentons un mouvement chaud. Nous nous regardons, puis nous regardons l'officier dans les yeux. Il nous repousse doucement, il nous ébouriffe les cheveux, il se met debout. Il nous tend deux cravaches et il se couche sur son lit à plat ventre. Il dit un seul mot que, sans connaître sa langue, nous comprenons.
Nous frappons. Une fois l'un, une fois l'autre. Le dos de l'officier se strie de raies rouges. Nous frappons de plus en plus fort. L'officier gémit et, sans changer de position, descend son pantalon et son caleçon jusqu'aux chevilles. Nous frappons ses fesses blanches, ses cuisses, ses jambes, son dos, son cou, ses épaules de toutes nos forces, et tout devient rouge.
Le corps, les cheveux, les habits de l'officier, les draps, le tapis, nos mains, nos bras sont rouges. Le sang gicle même dans nos yeux, se mêle à notre transpiration, et nous continuons de frapper jusqu'à ce que l'homme pousse un cri final, inhumain, et que nous tombions, épuisés, au pied de son lit.
L'officier nous apporte un dictionnaire dans lequel on peut apprendre sa langue. Nous apprenons les mots; l'ordonnance corrige notre prononciation. Quelques semaines plus tard, nous parlons couramment cette langue nouvelle. Nous ne cessons de faire des progrès. L'ordonnance n'est plus obligé de traduire. L'officier est très content de nous. Il nous offre un harmonica. Il nous donne aussi une clé de sa chambre pour que nous puissions y entrer quand nous voulons (nous y allions déjà avec notre clé, mais en cachette). Maintenant, nous n'avons plus besoin de nous cacher et nous pouvons y faire tout ce qui nous plaît: manger des biscuits et du chocolat, fumer des cigarettes.
Nous allons souvent dans cette chambre, car tout y est propre, et nous y sommes plus tranquilles qu'à la cuisine. C'est là que nous faisons nos devoirs, le plus souvent.
L'officier possède un gramophone et des disques.
Couchés sur le lit, nous écoutons de la musique. Une fois, pour faire plaisir à l'officier, nous mettons l'hymne national de son pays. Mais il se fâche et brise le disque d'un coup de poing.
Parfois nous nous endormons sur le lit qui est très large. Un matin, l'ordonnance nous trouve là; il n'est pas content:
– C'est imprudence! Vous plus faire bêtise comme ça. Quoi arriver une fois, si l'officier rentrer le soir?
– Que pourrait-il arriver? Il y a assez de place pour lui aussi.
L'ordonnance dit:
– Vous, très bêtes. Une fois, vous payer la bêtise. Si l'officier vous faire mal, moi je tuer lui.
– Il ne nous fera pas de mal. Ne vous, en faites pas pour nous.
Une nuit, l'officier rentre et nous trouve endormis sur son lit. La lumière de la lampe à pétrole nous réveille. Nous demandons:
– Vous voulez que nous allions à la cuisine?
L'officier nous caresse la tête et dit:
– Restez. Restez seulement.
Il se déshabille et se couche entre nous deux. Il nous entoure de ses bràs, il nous chuchote dans l'oreille:
– Dormez. Je vous aime. Dormez tranquillement.
Nous nous rendormons. Plus tard, vers le matin, nous voulons nous lever, mais l'officier nous retient:
– Ne bougez pas. Dormez encore.
– Nous avons besoin d'uriner. Nous devons sortir.
– Ne sortez pas. Faites-le ici.
Nous demandons:
– Où?
Il dit:
– Sur moi. Oui. N'ayez pas peur. Pissez! Sur mon visage.
Nous le faisons, puis nous sortons dans le jardin, car le lit est tout mouillé. Le soleil se lève déjà; nous commençons nos travaux du matin.
L'officier rentre parfois avec un ami, un autre officier, plus jeune. Ils passent la soirée ensemble et l'ami reste aussi pour dormir. Nous les avons observés plusieurs fois par le trou pratiqué dans le plafond.
C'est un soir d'été. L'ordonnance prépare quelque chose sur le réchaud à alcool. Il met une nappe sur la table et nous y disposons des fleurs. L'officier et son ami sont assis à table; ils boivent. Plus tard, ils mangent. L'ordonnance mange près de la porte, assis sur un tabouret. Ensuite, ils boivent encore. Pendant ce temps, nous nous occupons de la musique. Nous changeons les disques, nous remontons le gramophone.
L'ami de l'officier dit:
– Ces gamins m'énervent. Fous-les dehors. L'officier demande:
– Jaloux?
L'ami répond:
– De ceux-là? Grotesque! Deux petits sauvages.
– Ils sont beaux, ne trouves-tu pas?
– Peut-être. Je ne les ai pas regardés.
– Tiens, tu ne les as pas regardés. Alors, regarde-les.
L'ami devient rouge:
– Que veux-tu à la fin? Ils m'énervent avec leur air sournois. Comme s'ils nous écoutaient, nous épiaient.
– Mais ils nous écoutent. Ils parlent parfaitement notre langue. Ils comprennent tout.
L'ami devient pâle, il se lève:
– C'en est trop! Je m'en vais!
L'officier dit:
– Ne fais pas l'imbécile. Sortez, les enfants.
Nous sortons de la chambre, nous montons dans le galetas. Nous regardons et écoutons.
L'ami de l'officier dit:
– Tu m'as rendu ridicule devant ces gamins stupides. L'officier dit:
– Ce sont les deux enfants les plus intelligents que j'aie jamais rencontrés.
L'ami dit:
– Tu dis ça pour me blesser, pour nie faire mal. Tu fais tout pour me tourmenter, pour m'humilier. Un jour, je te tuerai!
L'officier jette son revolver sur la table:
– Je ne demande que ça! Prends-le. Tue-moi! Vas-y!
L'ami prencile revolver et vise l'officier:
– Je le ferai. Tu verras, je le ferai. La prochaine fois que tu me parleras de lui, de l'autre, je te tuerai. L'officier ferme les yeux, sourit:
– Il était beau… jeune… fort… gracieux… délicat… cultivé… tendre… reveur… courageux… éloquent… J'aimais. Il est mort sur le front de l'Est. Il avait dix-neuf ans. Je ne peux pas vivre sans lui.
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