Nous tirons le cordon de la sonnette. Une vieille femme ouvre la porte:
– Qu'est-ce que vous voulez?
– Nous voulons voir M.le curé.
– Pourquoi?
– C'est pour quelqu'un qui va mourir.
La vieille nous fait entrer dans une antichambre. Elle frappe à une porte:
– Monsieur le curé, crie-t-elle, c'est pour une extrême-onction.
Une voix répond derrière la porte:
– Je viens. Qu'on m'attende.
Nous attendons quelques minutes. Un homme grand et maigre au visage sévère sort de la chambre. Il a une espèce de cape blanc et doré sur ses habits sombres. Il nous demande:
– Où est-ce? Qui vous a envoyés?
– Bec-de-Lièvre et sa mère.
Il dit:
– Je vous demande le nom exact de ces gens.
– Nous ignorons leur nom exact. La mère est aveugle et sourde. Elles habitent la dernière maison de la ville. Elles sont en train de mourir de faim et de froid.
Le curé dit:
– Bien que je ne connaisse absolument pas ces personnes, je suis prêt à leur donner l'extrême-onction Allons-y. Conduisez-moi.
Nous disons:
– Elles n'ont pas encore besoin d'extrême-onction. Elles ont besoin d'un peu d'argent. Nous leur avons apporté du bois, quelques pommes de terre et des haricots secs, mais nous ne pouvons pas faire plus. Bec-de-Lièvre nous a envoyés ici. Vous lui donniez parfois un peu d'argent.
Le curé dit:
– C'est possible. Je donne de l'argent à beaucoup de pauvres. Je ne peux pas me souvenir de tous. Tenez!
Il fouille dans ses poches sous sa cape et il nous donne un peu de monnaie. Nous la prenons et disons:
– C'est peu. C'est trop peu. Cela ne suffit même pas à acheter une miche de pain.
Il dit:
– Je regrette. Il y a beaucoup de pauvres. Et les fidèles ne font presque plus d'offrandes. Tout le monde est en difficulté en ce moment. Allez-vous-en, et que Dieu vous bénisse!
Nous disons:
– Nous pouvons nous contenter de cette somme pour aujourd'hui, mais nous serons obligés de revenir demain.
– Comment? Qu'est-ce que cela veut dire? Demain? Je ne vous laisserai pas entrer. Sortez d'ici. Immédiatement.
– Demain, nous sonnerons jusqu'à ce que vous nous laissiez entrer. Nous frapperons aux fenêtres, nous donnerons des coups de pied dans votre porte et nous raconterons à tout le monde ce que vous faisiez à Bec-de-Lièvre.
– Je n'ai jamais rien fait à Bec-de-Lièvre. Je ne sais même pas qui c'est. Elle vous a raconté des choses qu'elle a inventées. Les racontars d'une gamine débile ne seront pas pris au sérieux. Personne ne vous croira, Tout ce qu'elle raconte est faux!
Nous disons:
– Peu importe que ce soit vrai ou faux, L'essentiel, c'est la calomnie, Les gens aiment le scandale.
Le curé s'assied sur une chaise, s'éponge le visage avec un mouchoir.
– C'est monstrueux. Savez-vous seulement ce que vous êtes en train de faire?
– Oui, monsieur. Du chantage.
– A votre âge… C'est déplorable.
– Oui, il est déplorable que nous soyons obligés d'en arriver là. Mais Bec-de-Lièvre et sa mère ont absolument besoin d' argent.
Le curé se lève, enlève sa cape et dit:
– C'est une épreuve que Dieu m'envoie. Combien voulez-vous? Je ne suis pas riche.
– Dix fois la somme que vous nous avez donnée. Une fois par semaine. Nous ne vous demandons pas l'impossible.
Il prend de l'argent dans sa poche, nous le donne:
– Venez chaque samedi. Mais n'imaginez surtout pas que je fais cela pour céder à votre chantage. Je le fais par charité.
Nous disons:
– C'est exactement ce que nous attendions de vous, monsieur le curé.
Un après-midi, l'ordonnance entre dans la cuisine.
Nous ne l'avons pas vu depuis longtemps, Il dit:
– Vous venir aider décharger Jeep?
Nous mettons nos bottes, nous le suivons jusqu'à la Jeep arrêtée sur la route devant la porte du jardin. L'ordonnance nous passe des caisses et des cartons que nous portons dans la chambre de l'officier.
Nous demandons:
– M. l'officier viendra ce soir? Nous ne l'avons encore jamais vu.
L'ordonnance dit:
– Officier pas venir hiver ici. Peut-être pas venir jamais. Lui avoir chagrin d'amour. Peut-être trouver quelqu'un d'autre plus tard. Oublier. C'est pas pour vous histoires comme ça. Vous apporter bois pour chauffer chambre.
Nous apportons du bois, nous faisons du feu dans le petit poêle en métal. L'ordonnance ouvre les caisses et les cartons et pose sur la table des bouteilles de vin, d'eau-de-vie, de bière, ainsi qu'un tas de choses à manger: des saucissons, des conserves de viande et de légumes, du riz, des biscuits, du chocolat, du sucre, du café.
L'ordonnance ouvre une bouteille, commence à boire et dit:
– Moi, chauffer conserves dans gamelle sur réchaud à l'alcool. Ce soir, manger, boire, chanter avec copains. Fêter victoire contre l'ennemi. Nous bientôt gagner guerre avec nouvelle arme miracle.
Nous demandons:
– Alors la guerre sera bientôt finie?
Il dit:
– Oui. Très vite. Pourquoi vous regarder comme ça nourriture sur la table? Si vous avoir faim, manger chocolat, biscuits, saucisse.
Nous disons:
– Il y a bien des gens qui meurent de faim.
– Et alors? Pas penser à ça. Beaucoup de gens mourir de faim ou d'autre chose. Nous pas penser. Nous manger, et pas mourir.
Il rigole. Nous disons:
– Nous connaissons une femme aveugle et sourde qui habite près d'ici avec sa fille. Elles ne survivront pas cet hiver.
– C'est pas faute à moi.
– Si, c'est votre faute. A vous et à votre pays. Vous nous avez apporte la guerre.
– Avant la guerre, elles faire comment pour manger, l'aveugle et fille?
– Avant la guerre, elles vivaient de charité. Les gens leur donnaient de vieux habits, de vieux souliers. Ils leur apportaient à manger. Maintenant, personne ne donne plus rien. Les gens sont tous pauvres ou ils ont peur de le devenir. La guerre les a rendus avares et égoïstes.
L'ordonnance crie:
– Moi me foutre de tout ça! Assez! Vous taire!
– Oui, vous vous en foutez et vous mangez notre nourriture!
– Pas votre nourriture. Moi prendre ça dans réserve de caserne.
– Tout ce qui se trouve sur cette table provient de notre pays: les boissons, les conserves, les biscuits, le sucre. C'est notre pays qui nourrit votre armée.
L'ordonnance devient rouge. Il s'assied sur le lit, se prend la tête dans les mains:
– Vous croyez moi vouloir guerre et venir dans votre saloperie de pays? Moi beaucoup mieux chez moi, tranquille, fabriquer chaises et tables. Boire vin de pays, amuser avec filles gentilles de chez nous. Ici, tous méchants, aussi vous, petits enfants. Vous dire tout ma faute. Moi, quoi pouvoir faire? Si je dire moi pas aller dans guerre, pas venir dans votre pays, moi fusillé. Vous prendre tout, allez, prendre tout sur la table. La fête finie, moi triste, vous trop méchants, avec moi.
Nous disons:
– Nous ne voulons pas tout prendre, juste quelques conserves et un peu de chocolat. Mais vous pourriez apporter de temps en temps, au moins pendant l'hiver, du lait en poudre, de la farine, ou n'importe quoi d'autre à manger.
Il dit:
– Bon. Ça, je peux. Vous venir avec moi demain chez l'aveugle. Mais vous gentils avec moi, après. Oui?
Nous disons.
– Oui.
L'ordonnance rigole. Ses amis arrivent. Nous partons. Nous les entendons chanter toute la nuit.
Un matin, vers la fin de l'hiver, nous sommes assis à la cuisine avec Grand-Mère. On frappe à la porte; une jeune femme entre. Elle dit:
– Bonjour. Je suis venue chercher des pommes de terre pour…
Читать дальше