— Qu’est-ce qui lui faut, à m’sieur Eugène ?
— Vous me feriez crédit pour ces machins à la levure vitaminée ?
— Prenez, vous en faites pas, ça va vous donner des couleurs, c’est bien le moins pour un Zoulou ! (rires) J’dis ça pour plaisanter, m’sieur Eugène…
— Mon jeune ami, vos largesses à mon égard ne vous autorisent pas à certaines privautés. Vous m’auriez cité, je sais pas, un Sorko ou un Peul à la limite, mais un Zoulou… Vous faites une bévue qui avoisine les 2 000 kilomètres, c’est un peu comme si je vous traitais d’Inuit. Pourtant j’en ai connu un, de Zoulou, et un dangereux, c’est lui qui m’a appris à affûter les…
— Dites, m’sieur Eugène, je dois aller chercher la petite…
Bon, j’ai compris, autant rentrer tout de suite. Plus je m’éloigne de la civilisation et plus je remercie Dieu de m’avoir fait sauvage.
18 heures. J’ai juste le temps de relever mes pièges.
Six mulots et un lapin, je ne suis pas mécontent. Le lapin c’est pour Sultan, elle dépérit cette pauvre bête, je vais lui faire son Noël. Moi, j’ai mes tomates et mon pilpil, je suis habitué. J’ai honte de braconner, je me fais engueuler plus qu’à mon tour, mais si j’avais de quoi leur payer la bouffe j’irais pas jouer les trappeurs, à mon âge. Heureusement que j’ai des bons souvenirs de savane, la technique ça s’oublie pas.
Juste au moment où je m’engageais sur le sentier de la maison, j’ai entendu la détonation. La tête d’un mulot qui gigotait hors de ma besace a explosé, j’en ai reçu des éclaboussures jusque dans l’œil. Calme, droit, je ne me suis pas retourné. Je sais bien d’où ça vient. C’est encore cette petite ordure de Laglaude. Je sens son pas arriver vers moi. Si j’avais dix ans de moins…
— Hé ! vieux con, t’as chassé le casse-croûte ? C’est chez les Nègres que t’as appris à cuisiner les nuisibles ? Je pensais qu’ils bouffaient que les termites. Oh… mais j’avais pas vu ! Un lapin ? On s’embourgeoise ? Et qu’est-ce qui te dit qu’il se serait pas échappé du clapier d’un fermier, hein ?
— Toi le crétin, tu ferais mieux de retourner à tes betteraves. J’ai la sagesse du vieillard, mais on sait jamais, je peux retomber en enfance, ça arrive. Et là je serais bien capable de refaire des bêtises.
— Quel genre ?
— Le genre sagaie dans l’œil, je me défendrais encore bien. Et toi, t’es aussi con qu’une gazelle Thomson mais tu cours moins vite.
Son coup de pied au cul m’a fait valdinguer dans le fossé, j’ai serré les dents pour étrangler un cri, mon nez s’est enfoui dans la vase. Mais j’ai trouvé la force de gueuler :
— Tu l’auras jamais, mon terrain, jeune con. Et moi vivant, tu la construiras jamais, ta raffinerie. Le prends pas pour toi, mais j’ai du diabète. T’imagines toutes ces vapeurs de sucre à longueur d’année ? Tu veux me précipiter dans la tombe…?
— Tu feras pas le fier longtemps, espèce de gâteux. Tout le monde sait que t’es aux abois, t’es endetté jusqu’au cou, t’as déjà hypothéqué, ta bicoque s’écroule, t’as plus de quoi bouffer. On s’est mis d’accord avec le maire, tu fais chier tout le monde, ici. Ma raffinerie, ça peut faire que du bien à la région.
Je me suis ébroué tant bien que mal de cette boue, mais c’était bien d’humiliation que je dégoulinais. Laglaude a raison sur toute la ligne. Je ne tiendrai plus très longtemps. Et mes bêtes et moi, c’est pas l’hospice qui va nous accueillir.
En passant la petite grille, j’ai vu une bouillie verdâtre à mes pieds. Un saccage dans la bonne humeur, une destruction rageuse et impitoyable.
Il n’avait que quatre ans. Il n’aurait jamais été adulte. Il manquait de soleil et d’eau. Il sentait bon l’utopie et la nostalgie, mon nigrescens psifera .
Mistigri m’a fait la fête, Kiki aussi, et Sultan m’a regardé comme une espèce de dieu vivant quand je lui ai livré le lapin. Il n’y a guère que Médor la feignasse qui m’ait royalement ignoré du fond de son panier. Il a ses humeurs. Avant d’aller me coucher, j’ai jeté un dernier œil sur la bicoque. Bon, d’accord, c’est plus le temps de la splendeur, mais ça reste encore assez cosy. Je pourrais vendre un ou deux trophées de chasse, la tête de lion et le jaguar empaillé. Pour tenir, quoi… un mois de plus.
Le jour est vite tombé. J’allume ma bougie. Ça me fait une présence nocturne pendant que les bestiaux dorment. On m’a coupé le jus il y a un an. Je m’en fous. Je vis avec le jour, comme là-bas. J’ai besoin de pas grand-chose. Ma natte pour dormir, un peu de pilpil. Et mes souvenirs. Et j’en ai, des souvenirs. Il n’y a que moi que ça intéresse, mes souvenirs. Je pourrais me refaire une vie entière en les repassant tous un par un.
D’abord, j’ai cru que c’était dans mon rêve. La charge des éléphants sous le tonnerre. Le genre de ramdam à réveiller un Bantou. Le mauvais rêve a continué, dans le halo de la bougie, quand j’ai ouvert les yeux. Une masse informe et tremblotante, avec des tentacules partout. C’est quand elle s’est mise à parler que j’ai eu la trouille.
— Y a bien de la lumière ici, bordel !
Ils sont six. Six bonshommes qui s’agitent dans la pénombre.
— Cherchez pas, on m’a coupé le jus.
Ils se sont repérés au son de ma voix et m’ont entouré en deux secondes, sans faire de bruit. Six canons de fusils-mitrailleurs m’ont cloué sur la natte. Une chance que je sois encore dans un demi-sommeil.
— Hé… on se calme… on se calme… Trouvez pas que vous y allez un peu fort dans le déploiement ? La dernière fois que j’ai vu ça c’était au Nigeria.
— Vous êtes bien Eugène Van Nuys ?
— Oui.
Le gars a poussé un soupir de soulagement. Il y avait comme du bonheur dans ce râle. Et je ne connais personne dans l’hémisphère Nord à qui je pourrais inspirer ça.
— Dites, si vous enleviez vos cagoules on pourrait faire connaissance. Je pourrais même nous préparer un thé sénégalais. C’est un rite qui dure toute la nuit, on en boit sept, et à la fin c’est comme si on était bourré, ça facilite le dialogue.
J’ai vu leurs yeux hébétés se chercher les uns les autres.
— Messieurs, je sais qui vous envoie et pourquoi vous êtes venus. Laglaude me surestime, ça me flatte. Six pétoires pour moi tout seul… Dites-lui que s’il en arrive à ce genre d’arguments, je vais pas lui faire des difficultés longtemps, avec sa raffinerie.
— Mais quelle raffinerie ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
— C’est pas Laglaude qui vous envoie ?
— Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre, de ta glaude ! On veut que tu nous parles de l’Afrique, nom de Dieu !
Les canons se sont enfoncés dans le gras de mon bide.
— L’Afrique ?
— Ouais.
— Vous voulez que je vous parle de l’Afrique ? Vraiment ?
— Mais puisqu’on te le dit, merde !
J’ai laissé passer une minute de surprise, puis j’ai déblayé les canons des pétoires de mon nombril pour m’asseoir sur la natte. En balayant avec la bougie le cercle qu’ils formaient autour de moi, j’ai compris que ces gars n’étaient pas du coin. Le seul qui parlait avait l’accent bien parigot. J’ai raclé le fond de ma gorge pour me clarifier la voix.
— Ah ça, mes amis, pour ce qui est de l’Afrique vous ne pouviez pas mieux tomber. Je vais me faire un plaisir.
Tout a commencé en 1948 à bord d’une 203 qui m’a lâché en plein Treichville. Quelques natifs rieurs — leurs noms m’échappent — m’ont réparé un carbu agonisant avec quelques incantations de sorcier, un couteau suisse et un peu de graisse de cacahouète. Mais le taxi pourri m’a définitivement lâché dans le Sahara où, je vous le donne en mille, une caravane peule m’a pris en charge pour rejoindre le Mali. Et c’est là que j’ai connu l’amour. Elle était belle et fière comme…
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