– Et là? Qu'est-ce que je fais?
– … Allez… à ce soir. Rappelle ta mère sinon c'est elle qui va y passer.
A dix-neuf heures j'ai regardé les infos régionales. L'horreur.
Huit morts et soixante blessés.
Des voitures broyées comme des canettes.
Combien?
Cinquante? Cent?
Des poids lourds couchés et complètement brûlés. Des dizaines et des dizaines de camions du S.A.M.U. Un gendarme qui parle d'imprudence, de vitesse excessive, du brouillard annoncé la veille et de certains corps qui n'ont pas encore pu être identifiés. Des gens hagards, silencieux, en larmes.
A vingt heures j'ai écouté les titres du journal de T.F.1. Neuf morts cette fois.
Florence crie depuis la cuisine:
– Arrête avec ça! Arrête! Viens me voir.
On a trinqué dans la cuisine. Mais c'était pour lui faire plaisir car le coeur n'y était pas.
C'est maintenant que j'avais peur. Je n'ai rien pu manger et j'étais sonné comme un boxeur trop lent.
Comme je n'arrivais pas à dormir ma femme m'a fait l'amour tout doucement.
A minuit, j'étais de nouveau dans le salon. J'ai allumé la télé sans le son et j'ai cherché une cigarette partout.
A minuit et demi, j'ai remonté un tout petit peu le volume pour le dernier journal. Je n'arrivais pas à détacher mon regard de l'amas de tôles qui s'éparpillaient dans les deux sens de l'autoroute.
Quelle connerie.
Je me disais: les gens sont quand même trop cons. Et puis un routier est apparu sur l'écran. Il portait un tee-shirt marqué Le Castellet. Je n'oublierai jamais son visage.
Ce soir-là, dans mon salon, ce gars a dit:
– D'accord, y avait le brouillard et c'est sûr les gens roulaient trop vite mais tout ce merdier ça serait jamais arrivé si l'autre connard n'avait pas reculé pour rattraper la sortie de Bourg-Achard. De la cabine, j'ai tout vu, forcément. Y en a deux qu'ont ralenti à côté de moi et puis après j'ai entendu les autres s'encastrer comme dans du beurre. Croyez-moi si vous pouvez mais je voyais rien dans les rétros. Rien. Du blanc. J'espère que ça t'empêche pas de dormir mon salaud.
C'est ce qu'il m'a dit. A moi.
A moi, Jean-Pierre Faret, à poil dans mon salon.
C'était hier.
Aujourd'hui, j'ai acheté tous les journaux. A la page 3 du Figaro du mardi 30 septembre: UNE FAUSSE MANOEUVRE
SUSPECTEE
"La fausse manœuvre d'un conducteur, qui aurait fait marche arrière à l'échangeur de Bourg-Achard (Eure), serait à l'origine de l'enchaînement qui a causé la mort de neuf personnes hier matin dans une série de carambolages sur l'autoroute A 13. Cette erreur aurait provoqué le premier carambolage, dans le sens province-Paris, et l'incendie du camion-citerne qui s'est aussitôt ensuivi. Les flammes auraient alors attiré l'attention de… "
Et à la page 3 du Parisien: L'EFFARANTE HYPOTHESE D'UNE FAUSSE MANOEUVRE.
"L'imprudence voire l'inconscience d'un automobiliste pourrait être à l'origine du drame qui s'est traduit par cet indescriptible amas de tôles broyées dont neuf personnes au moins ont été retirées hier matin sur l'autoroute A 13. Les gendarmes ont en effet recueilli un témoignage effarant selon lequel une voiture a fait marche arrière pour rattraper la sortie de Bourg-Achard, à une vingtaine de kilomètres de Rouen. C'est en voulant éviter cette voiture que les… "
Et comme si ça ne suffisait pas…:
"En voulant traverser l'autoroute pour porter secours aux blessés, deux autres personnes sont tuées, fauchées par une voiture. En moins de deux minutes, une centaine d'autos, trois poids… "
(Libération, même jour.)
Même pas vingt mètres, à peine, juste un peu mordu sur les bandes blanches.
Ca m'a pris quelques secondes. J'avais déjà oublié. Mon Dieu… Je ne pleure pas.
Florence est venue me chercher dans le salon à cinq heures du matin.
Je lui ai tout raconté. Evidemment.
Pendant de longues minutes elle est restée assise sans bouger avec ses mains sur son visage.
Elle regardait vers la droite puis vers la gauche comme si elle cherchait de l'air et puis elle m'a dit:
– Ecoute-moi bien. Tu ne dis rien. Tu sais que sinon ils vont t'inculper pour homicide involontaire et tu iras en prison.
– Oui.
– Et alors? Et alors? Qu'est-ce que ça changera? Des vies supplémentaires de foutues et qu'est-ce que ça changera?!
Elle pleurait.
– De toute façon, moi ça y est. Elle est foutue ma vie. Elle criait.
– La tienne peut-être mais pas celle des enfants! Alors tu ne dis rien!
Moi je n'arrivais pas à crier.
– Parlons-en des enfants. Regarde-le celui-là. Regarde-le bien. Et je lui ai tendu le journal, à la page où on voyait un petit garçon en pleurs sur l'autoroute A 13.
Un petit garçon qui s'éloigne d'une voiture méconnaissable. Une photo dans le journal. Dans la rubrique "Le Fait du Jour".
– … Il a l'âge de Camille.
– Mais bon sang arrête avec ça!!! C'est ce que gueule ma femme en m'empoignant par le col… Arrête avec ça merde! Tu te tais maintenant! Je vais te poser une question. Une seule. A quoi ça sert qu'un gars comme toi aille en taule? Hein, dis-moi, à quoi ça servirait?!
– A les consoler.
Elle est partie effondrée.
Je l'ai entendue qui s'enfermait dans la salle de bains.
Ce matin, devant elle, j'ai hoché la tête mais là, maintenant, ce soir, dans ma maison silencieuse avec juste le lave-vaisselle en bruit de fond…
Je suis perdu.
Je vais descendre, je vais boire un verre d'eau et je vais fumer une cigarette dans le jardin. Après je vais remonter et je vais tout relire d'une traite pour voir si ça m'aide.
Mais je n'y crois pas.
Au début, rien n'était prévu comme ça. J'avais répondu à une annonce de La Semaine Vétérinaire, pour un remplacement de deux mois, août et septembre. Et puis le gars qui m'a embauchée s'est tué sur la route en revenant de vacances. Heureusement, il n'y avait personne d'autre dans la voiture.
Et je suis restée. J'ai même racheté. C'est une bonne clientèle. Les Normands payent difficilement mais ils payent.
Les Normands sont comme tous les belous, les idées, là-haut, une fois que c'est gravé… et une femme pour les bêtes, c'est pas bon. Pour les nourrir, pour les traire et pour nettoyer la merde, ça va. Mais pour les piqûres, pour les vêlages, pour les coliques et pour les métrites, faut voir.
On a vu. Après plusieurs mois de jaugeage, ils ont fini par me le payer ce coup à boire sur la toile cirée.
Evidemment, en matinée, ça va. Je consulte au cabinet. On m'apporte surtout des chats et des chiens. Plusieurs cas de figures: on me l'amène pour le piquer parce que le père ne peut pas s'y résoudre et que l'autre souffre trop, on me l'amène pour le soigner parce que celui-là, y donne bien à la chasse ou, plus rare; on me l'amène pour le vaccin et là, c'est un Parisien.
Les galères du début, c'était l'après-midi. Les visites. Les étables. Les silences. Faut la voir au travail, après on dira. Que de méfiance et, j'imagine, que de moqueries par derrière. Ca, j'ai dû bien faire rigoler au café avec mes travaux pratiques et mes gants stériles. En plus, je m'appelle Lejaret. Docteur Lejaret. Tu parles d'une rigolade.
J'ai fini par oublier mes polycopiés et ma théorie, j'ai attendu en silence moi aussi, devant le bestiau que le propriétaire me crache des morceaux d'explication pour m'aider.
Et puis surtout, et c'est ce qui me vaut d'être encore là, je me suis acheté des haltères.
Maintenant, si je devais donner un conseil (avec tout ce qui s'est passé, ça m'étonnerait qu'on m'en demande) à un jeune qui voudrait faire de la rurale, je lui dirais: des muscles, beaucoup de muscles. C'est le plus important. Une vache pèse entre cinq et huit cents kilos, un cheval entre sept cents kilos et une tonne. C'est tout.
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