Je suis resté presque un an au chômage.
Tout le monde pensait que j'allais devenir marteau à tourner en rond chez moi en attendant un coup de téléphone de la boîte d'intérim où je m'étais inscrit.
Pourtant c'est, une époque qui restera toujours comme un bon souvenir. J'ai pu enfin finir la maison. Tout ce que Florence me réclamait depuis si longtemps: j'ai accroché toutes les tringles à rideaux, j'ai arrangé une douche dans le cagibi du fond, j'ai loué un motoculteur et j'ai retourné tout le jardin avant d'y remettre un beau gazon tout neuf.
Le soir j'allais chercher Lucas chez la nourrice puis on passait prendre sa grande soeur à la sortie de l'école. Je leur préparais des gros goûters avec du chocolat chaud. Pas du Nesquik, du vrai cacao touillé qui leur dessinait des moustaches magnifiques.
Après, dans la salle de bains, on se regardait dans la glace avant de les lécher.
Au mois de juin, quand j'ai réalisé que le petit n'irait plus chez madame Ledoux parce qu'il avait l'âge de la maternelle, j'ai recommencé à chercher du boulot sérieusement et en août, j'en ai trouvé.
Chez Paul Pridault, je suis agent commercial sur tout le grand Ouest. C'est une grosse entreprise de cochonnailles. Comme une charcuterie si vous voulez, mais à l'échelle industrielle.
Le coup de génie du père Pridault, c'est son jambon au torchon emballé dans un vrai torchon à carreaux rouge et blanc. Evidemment c'est un jambon d'usine fabriqué avec des cochons d'usine sans parler du fameux torchon de paysan qui est fabriqué en Chine mais n'empêche que c'est avec ça qu'il est connu et maintenant, toutes les études de marché le prouvent, si vous demandez à une ménagère derrière son caddie ce que Paul Pridault évoque pour elle, elle vous répondra "jambon au torchon" et si vous insistez, vous saurez que le jambon au torchon il est forcément meilleur que les autres à cause de son petit goût authentique.
Chapeau, l'artiste.
On fait un chiffre d'affaires annuel net de trente-cinq millions.
Je passe plus de la moitié de la semaine derrière le volant de ma voiture de fonction. Une 306 noire avec une tête de cochon rigolard décalquée sur les côtés.
Les gens n'ont aucune idée de la vie que mènent les gars qui font la route, les routiers et tous les représentants.
C'est comme s il y avait deux mondes sur l'autoroute: ceux qui se promènent et nous.
C'est un ensemble de choses. D'abord il y a la relation avec son véhicule.
Depuis la Clio 1 L 2 jusqu'aux énormes semi-remorques allemands, quand on monte là-dedans, c'est chez nous. C'est notre odeur, c'est notre foutoir, c'est notre siège qui a pris la forme de notre cul et il s'agirait pas de trop nous titiller avec ça. Sans parler de la cibi qui est un royaume immense et mystérieux avec des codes que peu de gens comprennent. Je ne m'en sers pas beaucoup, je la mets en sourdine de temps en temps quand ça sent le roussi mais sans plus.
Il y a aussi tout ce qui concerne la bouffe. Les auberges du Cheval Blanc, les resto-routes, les promos de L'Arche. Il y a les plats du jour, les pichets, les nappes en papier. Tous ces visages qu'on croise et qu'on ne reverra jamais…
Et les culs des serveuses qui sont répertoriés, cotés et mis à jour mieux que dans le guide Michelin. (Ils appellent ça le guide Micheline.)
Il y a la fatigue, les itinéraires, la solitude, les pensées. Toujours les mêmes et qui tournent toujours dans le vide.
La bedaine qui vient doucement et les putes aussi. Tout un univers qui crée une barrière infranchissable entre ceux qui sont de la route et ceux qui n'y sont pas.
Grosso modo mon travail consiste à faire le tour du propriétaire.
Je suis en contact avec les responsables-alimentation des moyennes et grandes surfaces. Ensemble on définit des stratégies de lancement, des perspectives de vente et des réunions d'information sur nos produits.
Pour moi, c'est un peu comme si je me baladais avec une belle fille sous le bras en vantant ses charmes et tous ses mérites. Comme si je voulais lui trouver un beau parti.
Mais ce n'est pas tout de la caser, encore faut-il qu'on s'occupe bien d'elle et quand j'en ai l'occasion, je teste les vendeuses pour savoir si elles mettent la marchandise en avant, si elles n'essayent pas de vendre du générique, si le torchon est bien déplié comme à la télé, si les andouillettes baignent dans leur gelée, si les pâtés sont dans de vraies terrines façon ancienne, si les saucissons sont pendus comme s'ils étaient en train de sécher, et si et si et si…
Personne ne remarque tous ces petits détails et pouffant, c'est ce qui fait la différence Paul Pridault.
Je sais que je parle trop de mon boulot et que ça n'a rien à voir avec ce que je dois écrire.
En l'occurrence c'est du cochon mais j'aurais pu vendre aussi bien du rouge à lèvres ou des lacets de chaussures. Ce que j'aime c'est les contacts, la discussion et voir du pays. Surtout ne pas être enfermé dans un bureau avec un chef sur le dos toute la journée. Rien que d'en parler, ça m'angoisse.
Le lundi 29 septembre 1997, je me suis levé à six heures moins le quart. J'ai ramassé mes affaires sans bruit pour éviter que ma femme ne grogne. Ensuite j'ai eu à peine le temps de prendre ma douche parce que je savais que la voiture était à sec et je voulais en profiter pour vérifier la pression des pneus.
J'ai bu mon café à la station Shell. C'est un truc que je déteste. L'odeur du diesel qui se mélange avec celle du café sucré me donne toujours un peu envie de vomir.
Mon premier rendez-vous était à huit heures et demie à Pont-Audemer. J'ai aidé les magasiniers de Carrefour à monter un nouveau présentoir pour nos plats sous vide. C'est une nouveauté qu'on vient de sortir en association avec un grand chef. (Faut voir les marges qu'il se prend pour montrer sa bonne bouille et sa toque sur l'emballage, enfin…)
Le second rendez-vous était prévu à dix heures dans la Z.I. de Bourg-Achard.
J'étais un peu à la bourre, surtout qu'il y avait du brouillard sur l'autoroute.
J'ai éteint la radio parce que j'avais besoin de réfléchir.
Je me faisais du souci pour cet entretien, je savais qu'on était sur la sellette avec un concurrent important et pour moi c'était un gros challenge. D'ailleurs, j'ai même failli rater la sortie.
A treize heures j'ai reçu un coup de téléphone paniqué de ma femme:
– Jean-Pierre, c'est toi?
– Ben qui veux-tu que ce soit?
– … Mon Dieu… Ca va?
– Pourquoi tu me demandes ça?
– A cause de l'accident évidemment! Ca fait deux heures que j'essaye de t'appeler sur ton portable mais ils disent que toutes les lignes sont saturées! Ca fait deux heures que je suis là à stresser comme une malade! J'ai appelé ton bureau au moins dix fois! Mais merde! Tu aurais pu m'appeler quand même, tu fais chier à la fin…
– Mais attends de quoi tu me parles là… de quoi tu me parles?
– De l'accident qui a eu lieu sur l' A 13 ce matin. Tu ne devais pas prendre l' A 13 aujourd'hui?
– Mais quel accident?
– Je rêve!!! C'est TOI qui écoutes France Info toute la journée!!! Tout le monde ne parle que de ça. Même à la télé! De l'accident horrible qui a eu lieu ce matin près de Rouen.
– Bon allez je te laisse, j'ai plein de boulot… J'ai rien fait depuis ce matin, je me voyais déjà veuve. Je me voyais déjà en train de jeter une poignée de terre dans le trou. Ta mère m'a appelée, ma mère m'a appelée… Tu parles d'une matinée.
– Eh nan! désolé… c'est pas pour cette fois! Faudra attendre encore un peu pour te débarrasser de ma mère.
– Espèce d'idiot.
– Eh Flo…
– Quoi?
– Je t'aime.
– Tu me le dis jamais.
Читать дальше