— Oui! Parce que le mot «bonheur» est une marque déposée par Nestlé!! LE BONHEUR APPARTIENT A NESTLÉ.
— Attends, ça ne m’étonne pas, tu sais que Pepsi veut déposer le bleu.
— Hein?
— Ouais, véridique, ils veulent s’acheter la couleur bleue, en être propriétaires, et c’est pas fini: ils financent des programmes d’éducation sur CD-Rom, distribués gratos dans les écoles primaires. Comme ça les enfants apprennent leurs leçons à l’école sur des ordinateurs Pepsi; ils s’habituent à lire le mot «soif» à côté de la couleur «Pepsi».
— Et quand ils regardent le ciel Pepsi, leurs yeux Pepsi s’éclairent et s’ils tombent de vélo, leurs tibias se couvrent d’ecchymoses Pepsi…
— Pareil avec Colgate: la marque offre des cassettes vidéo aux enseignants pour expliquer aux gosses qu’il faut se laver les dents avec leur dentifrice.
— Oui, j’en ai entendu parler. L’Oréal fait la même chose avec le shampooing «Petit Dop». Laver leurs cerveaux ne leur suffisait pas, alors ils s’attaquent aussi à leurs cheveux!
Philippe éclate d’un rire excessif qui n’empêche pas Octave de poursuivre:
– Ça me rassure que tu t’intéresses à tout ça…
— Je suis lucide: tant qu’il n’y aura rien d’autre, la pub prendra toute la place. Elle est devenue le seul idéal. Ce n’est pas la nature, c’est l’espérance qui a horreur du vide.
— C’est terrible. Non attends, ne pars pas, pour une fois qu’on cause, j’ai une anecdote encore meilleure. Quand les annonceurs ne savent plus comment vendre, ou bien sans raison, juste pour justifier leur salaire indécent, ils ordonnent un CHANGEMENT DE PACKAGING.
Ils paient alors très cher des sociétés pour relooker leurs produits. Ils font des heures de réunions. Un jour, j’étais chez Kraft Jacobs Suchard dans le bureau d’un garçon aux cheveux en brosse, Antoine Poissard, ou Ponchard, ou Paudard, enfin un nom comme ça…
— Poudard.
— … oui voilà, Poudard, ça ne s’oublie pas. Il me montrait les différents logos qu’on lui proposait. Il voulait mon avis. Il jubilait sur place, au bord de l’orgasme; il se sentait utile et important. Sur le sol, il étalait les projets de paquet et nous étions face à face dans cet immeuble de Vélizy, lui rasé de près, avec une cravate Tintin et Milou, moi en pleine descente de ce, nous buvions du café froid qu’une vieille secrétaire pas baisée depuis trente ans nous apportait en soufflant. Je l’ai regardé dans les yeux et à ce moment-là j’ai senti qu’il doutait, qu’il se demandait pour la première fois de sa vie ce qu’il foutait là, et je lui ai dit de choisir n’importe lequel, et il a tiré au sort le logo retenu en faisant «am, stram, gram, pic et pic et colégram, bour et bour et ratatam, am, stram, gram, pic, dam», et ce pack est aujourd’hui sur tous les rayonnages de tous les supermarchés d’Europe… C’est beau comme parabole, non? NOTRE CONDITIONNEMENT FUT TIRÉ AU SORT.
Mais cela fait longtemps que Philippe a tourné les talons. Il n’aime pas se laisser entraîner à mordre la main qui le nourrit. Il fuit la confrontation prolongée. Il range sa révolte au rayon «autodérision mensuelle pour déjeuners au Fouquet’s». C’est pour ça qu’il a sommeil de plus en plus tôt le matin.
Octave inspire et expire de l’air chaud. Des voiliers traversent la baie sans faire de bruit. Les filles de l’agence se font toutes faire des tresses dans les cheveux pour ressembler à Iman Bowie (résultat: elles ressemblent à Bo Derek vieille). Au moment du Jugement Dernier, quand on arrêtera tous les publicitaires pour leur demander des comptes, Octave ne pourra être tenu que pour partiellement responsable. Il n’aura tout juste été qu’un apparatchik, un employé légèrement mou, qui fut même, un jour, traversé par le doute — son séjour à Meudon pourra sans doute lui valoir les circonstances atténuantes et l’indulgence du jury. En plus, contrairement à Marronnier, il n’a jamais eu de Lion à Cannes.
Il téléphone à Tamara, sa pute platonique, en pensant à Sophie, la mère de l’enfant qu’il ne verra pas. Trop d’absentes dans sa vie.
— Je te réveille?
— Hier soir j’ai fait un client au Plaza, grésillet- elle, je te raconte pas, sa queue c’était un bras d’enfant, il m’aurait fallu un pied de biche pour l’enfourner. POUR L’AMEUBLEMENT L’ÉLECTROMÉNAGER BOUM BOUM CHOISISSEZ BIEN CHOISISSEZ BUT.
— Qu’est-ce que c’est que ça??
– Ça? Oh, rien, c’est pour ne pas payer le téléphone: ils diffusent quelques pubs de temps en temps et en échange, les communications sont gratuites.
— Tu as signé pour cette horreur?!
— CHEZ CASTO Y A TOUT CE QU’Y FAUT OUTILS ET MATÉRIAUX CASTOCASTOCASTORAMA. Ouais, enfin, on s’y fait, tu verras, moi je m’y suis habituée. Enfin, bref, donc mon client d’hier soir, heureusement qu’il était complètement défoncé, il bandait mou, mais monté comme un poney, je te jure, enfin je lui ai fait un petit strip sur le lit, il m’a demandé s’il pouvait sniffer un gé sur mes pieds et après on a regardé la télé, je m’en suis plutôt bien sortie. INTERMARCHÉ LES MOUSQUETAIRES DE LA DISTRIBUTION. Il est quelle heure?
— Trois heures de l’après-midi.
— Ouaaa, je suis claquée, j’étais serpillière au Banana à sept du, les faux cils collés sur les dents. Et toi, ça va, t’es où?
— Au Sénégal. Tu me manques. Je suis en train de lire «Extension du domaine de la pute».
— Arrête tes conneries, je vais vomir dans mon sac à main. CAILLAUX CAILLAUX CAILLAUX LUMINAIRES RÉPONDIT L’ÉCHO. Tu veux pas me rappeler plus tard?
— Tu tiens le portable contre ton oreille? Fais gaffe. Les téléphones cellulaires fissurent l’ADN. Ils ont fait des tests sur les souris: exposées à un téléphone mobile, leur mortalité augmente de 75 %. Je me suis acheté une oreillette pour brancher sur le portable, tu devrais faire pareil, moi je ne veux pas de tumeur au cerveau.
— Mais Octave, tu n’as pas de cerveau. CONTINENT L’ACHAT GAGNANT.
— Excuse-moi mais j’ai du mal avec tes jingles, là. Je raccroche, rendors-toi, ma gazelle, ma berbère, mon Alerte à Marrakech.
Le problème de l’homme moderne n’est pas sa méchanceté. Au contraire, il préfère, dans l’ensemble, pour des raisons pratiques, être gentil. Simplement il déteste s’ennuyer. L’ennui le terrifie alors qu’il n’y a rien de plus constructif et généreux qu’une bonne dose quotidienne de temps morts, d’instants chiants, d’emmerdement médusé, seul ou à plusieurs. Octave l’a compris: le vrai hédonisme, c’est l’ennui. Seul l’ennui permet de jouir du présent mais tout le monde vise le contraire: pour se désennuyer, les Occidentaux fuient par l’intermédiaire de la télé, du cinéma, d’Internet, du téléphone, du jeu vidéo, ou d’un simple magazine. Ils ne sont jamais à ce qu’ils font, ils ne vivent plus que par procuration, comme s’il y avait un déshonneur à se contenter de respirer ici et maintenant. Quand on est devant sa télé, ou devant un site interactif, ou en train de téléphoner sur son portable, ou en train de jouer sur sa Playstation, on ne vit pas. On est ailleurs qu’à l’endroit où l’on est. On n’est peut-être pas mort, mais pas très vivant non plus. Il serait intéressant de mesurer combien d’heures par jour nous passons ainsi ailleurs que dans l’instant. Ailleurs que là où nous sommes. Toutes ces machines vont nous inscrire aux abonnés absents, et il sera très compliqué de s’en défaire. Tous les gens qui critiquent la Société du Spectacle ont la télé chez eux. Tous les contempteurs de la Société de Consommation ont une Carte Visa. La situation est inextricable. Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. Comment fuir le divertissement? En affrontant l’angoisse.
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