— En plus je suis prêt à raquer jusqu’à cinq mille balles.
— Non mais vous entendez ça? Il nous traite de putes!
— Tu t’es vu? Même pas pour cent plaques.
Octave rit trop fort:
— Je vous signale que Casanova payait souvent ses maîtresses, il n’y a rien de déshonorant là-dedans.
Puis il leur montre l’échographie reçue par la poste.
— Regardez mon futur enfant. Vous ne me trouvez pas hyper-attendrissant tout à coup?
Mais il fait un bide mérité. La cité des 4 000 rétrécit dans le pare-brise arrière. Octave ne sait même plus draguer. Il n’y croit plus assez. S’il existe une chose qui n’est pas compatible avec l’ironie, c’est bien la séduction. L’une des filles lui demande:
— Tu n’aurais pas un magazine de décoration intérieure?
— Lequel: Newlook? Playboy? Penthouse?
— Ha. Ha. Toujours aussi drôle, mon pauvre Octave.
— Tu sais que tu deviens vulgaire. Je croyais qu’on t’avait réparé la tête.
— Apparemment le boulot n’est pas terminé. Tu alzheimes complètement.
Octave baisse les yeux et regarde ses pieds compressés dans une paire de souliers violets (valeur: un SMIC par pied). Puis il relève la tête et se lamente à voix haute:
— Trêve de plaisanteries. Avez-vous déjà songé, mesdemoiselles, que tous les gens que vous voyez, tous les cons que vous croisez dans leur bagnole, toutes ces personnes, absolument toutes, vont mourir, sans exception? Lui, là-bas, au volant de son Audi Quattro? Et elle, la quadragénaire survoltée qui vient de nous doubler en Mini Austin? Et tous les habitants de ces immeubles planqués derrière des murs antibruit inefficaces? Avez-vous seulement imaginé le monceau de cadavres empilés que cela représente? Depuis que la planète existe, 80 milliards d’êtres humains y ont séjourné. Gardez cette image à l’esprit. Nous marchons sur 80 milliards de morts. Avez-vous visualisé que tous ces sursitaires forment un gigantesque charnier futur, un paquet de corps puants à venir? La vie est un génocide.
Et ça y est, il a vraiment cassé l’ambiance. Il est content de lui. Il tripote sa boîte verte de Lexomil dans la poche de son blouson en daim Marc Jacobs. Elle le rassure, telle la pastille de cyanure du héros de la Résistance avant l’interrogatoire, rue Lauriston, soixante ans plus tôt.
L’avion est plein de publicitaires. S’il s’écrasait, ce serait un début de victoire pour la Sincérité. Mais la vie est ainsi faite que les avions de publicitaires ne s’écrasent pas. Les avions qui s’écrasent sont remplis de gens innocents, d’amoureux transis, de bienfaiteurs de l’humanité, d’Otis Redding, de Lynyrd Skynyrd, de Marcel Dadi, de John-John Kennedy. Ce qui confère tant d’arrogance aux communicateurs bronzés, c’est la certitude d’être à l’abri: ils craignent davantage les krachs boursiers que les crashs aériens. Octave sourit en tapant cette phrase sur son iBook. Il est important, il est riche, il a peur — tout cela est compatible. Il boit une vodka-tonic en classe Espace 127. («Dans l’Espace 127, vous découvrirez avec plaisir des sièges ergonomiques et confortables. Ils s’inclinent à 127 degrés, car c’est l’angle que prend naturellement le corps en état d’apesanteur. Equipés d’un téléphone, d’une vidéo individuelle et d’un casque compensateur de bruit, les sièges de l’Espace 127 vous offrent un confort idéal de travail et de détente», dit la bodycopie d’«Air France Madame».)
En Business Class, les planneurs stratégiques draguent les acheteuses d’art; les directeurs généraux adjoints baratinent les TV produceuses; un coordinateur international caresse la cuisse d’une directrice du développement. (Dans une entreprise, on reconnaît vite les filles qui couchent avec un collègue: ce sont les seules qui s’habillent sexy.) Cette partouze sert à «resserrer les liens entre le personnel de l’entreprise et optimiser la communication interne au sein de la ressource humaine». Octave a été éduqué pour accepter cet ordre des choses, et puis, la vie étant un bref laps de temps qu’on nous accorde sur un caillou qui tourne sans fin dans l’espace, pourquoi perdre ce bref laps de temps à remettre sans cesse en cause l’ORGANISATION? Mieux vaut accepter les règles du jeu.
— Nous sommes dressés pour accepter. Je surfe sur du creux. Y a-t-il ici quelqu’un qui voudra bien m’enculer une bonne fois pour toutes?
Autrefois ses provocations faisaient sourire; maintenant elles font de la peine.
— Après tout ce que les hommes ont fait pour lui, Dieu aurait tout de même pu se donner la peine d’exister, vous ne croyez pas?
Solitude dans la foule. Il interroge sans arrêt son téléphone mais celui-ci lui répète:
— «Votre boîte vocale ne contient aucun nouveau message».
Octave s’endort devant un film avec Tom Hanks (plus qu’un acteur: un somnifère). Il rêve d’une séance de shooting aux Bahamas où il inspecte de ses doigts les chattes épilées et dégoulinantes de Vanessa Lorenzo et Heidi Klum. Il ne grince plus des dents. Il se croit tiré d’affaire. Il s’imagine qu’il a du recul, du second degré, une distance par rapport à tout cela. Avec un soupir discret, il pollue son 501 de chez Lévi-Strauss (collection «Tristes Tropiques» automnehiver 2001).
Et l’Entreprise a atterri. L’Entreprise a récupéré ses bagages. L’Entreprise est remontée dans un autocar. L’Entreprise chantait des chansons de Fugain sans en saisir le pessimisme extrême: «Chante la vie chante / Comme si tu devais mourir demain», et: «Jusqu’à demain peut-être / Ou bien jusqu’à la mort». Octave comprend enfin pourquoi le vaisseau spatial de Star Trek se nomme VEnterprise: Rosserys et Witchcraft a des allures d’aéronef paumé dans le vide interstellaire à la recherche de vies extra-terrestres. En outre, pas mal de collègues ont les oreilles pointues.
A peine arrivée à l’hôtel, l’Entreprise se disperse: certaines productrices se jettent dans la piscine, d’autres se jettent sur des commerciaux, le reste va se coucher. Ceux qui n’ont pas sommeil vont danser au Roll’s avec Odile et tous ses seins. Octave les suit, commande une bouteille de Gordon’s et accepte de tirer sur un joint de ganja. Sur la plage, les choses sont clarifiées. Les blacks girls au rendez-vous. L’une d’elles lui dit:
— Viens dans ma loge.
Mais comme elle a l’accent de Conakry, Octave entend:
— Viens dans ma loche.
C’est rigolo. Le mensonge est réciproque, tout s’arrange. Il pose sa main sur son visage en murmurant:
— Chérie, les filles, je ne les baise pas: je préfère les perdre.
Sous haute protection de l’armée sénégalaise, le complexe touristique de Saly comprend quinze hôtels: l’agence a jeté son dévolu sur le Savana, qui cumule des dortoirs climatisés, deux piscines éclairées la nuit, des tennis, un mini-golf, un centre commercial, un casino et une discothèque, le tout au bord de l’océan Atlantique. L’Afrique a changé depuis les safaris d’Hemingway. Maintenant c’est principalement un continent que le monde occidental laisse mourir (le sida y a tué deux millions de personnes en 1998, principalement parce que les laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent les trithérapies — par exemple, l’américain Bristol-Myers-Squibb — refusent de baisser les prix de leurs médicaments). Un lieu idéal pour remotiver des cadres moyens: sur cette terre ravagée par le virus et la corruption, au coeur de guerres absurdes et de génocides récurrents, le petit personnel capitaliste reprend confiance dans le système qui le fait vivre. Il s’achète des masques typiques en bois d’ébène, se fabrique des souvenirs, croit parfois échanger des vues avec les autochtones, envoie des cartes postales ensoleillées pour rendre jalouses les familles coincées dans l’hiver parisien. On montre l’Afrique comme contre-exemple aux pubeux, pour qu’ils soient pressés de rentrer chez eux, soulagés de constater qu’il y a pire ailleurs. Le reste de l’année devient alors acceptable: l’Afrique sert d’antiappartement- témoin. Puisque les pauvres meurent, c’est que les riches ont raison de vivre.
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