— J’ai déjà essayé : on sent tout de suite quelque chose d’anormal quand je suis dans mon état normal. L’émission n’a plus de dramaturgie. Ceux qui ne travaillent pas à la télévision pensent toujours qu’animer est un métier facile. Mais tu as raison, je pourrais très bien terminer cette saison et prendre ensuite une année sabbatique.
— Profites-en pour consulter un psychanalyste afin de cerner ton angoisse macabre. Il était chouette, notre débat sur la mort. J’ai bien apprécié le moment où le fondateur de Google a avalé son oreillette.
— D’habitude, la mort ne fait pas d’audience. Là elle a cartonné.
— Peut-être parce qu’elle touche encore une majorité de gens. Aujourd’hui pour toi la situation est très simple : tu arrêtes la drogue ou tu arrêtes de vivre. À toi de choisir.
— J’ai envie de me défoncer pour ne pas entendre ce que tu dis.
— En ce cas, j’aimerais beaucoup acheter ta maison.
— Ah bon ?
— Oui : en viager.
La profession de « médecin connu » offre ce privilège : le droit à une dose d’humour morbide supérieure à la moyenne nationale. On était en juin : l’année audiovisuelle s’achevait et j’avais largement assez de fric sur mon compte pour arrêter de bosser pendant un an sans toucher à mon train de vie. Le seul souci était de savoir si la production me reprendrait en septembre de l’année suivante, ou si je devrais me produire moi-même. C’était une très bonne idée, cette année sabbatique. Je pourrais faire le tour du monde avec Romy ; Léonore et Lou nous rejoindraient aux destinations les plus hospitalières. J’allais sauver nos quatre vies. J’aurais pu embaucher le docteur Saldmann comme « talent manager ». Il me conseillait mieux que mon producteur, lequel ne pensait qu’à me faire trimer comme un âne jusqu’au triple pontage final.
— Puis-je être franc avec toi ? a-t-il repris. Tu as besoin d’antioxydants. Mange des radis, des raisins secs, du quinoa, des clémentines et des pamplemousses. Arrête tes gélules, les alcools forts, le barbecue, le saucisson…
— Ah non ! Pas le saucisson ! Mais je t’assure que je mange des grenades. Qui n’explosent pas.
Pardon pour ce lamentable jeu de mots. Dans mon talk-show, au moins, un chauffeur de salle poussait le public à applaudir pour masquer mes flops. C’était confortable d’avoir un matelas de vivats en cas de bide. Mon médecin best-seller a poursuivi son énumération imperturbable, tel Michel Cymes. (Très bon client, Michel : dans mon émission, il a mangé le bouquet de fleurs du plateau avant de donner un cours de dos crawlé dans une piscine gonflable tout en faisant l’éloge de la sodomie.)
— Bouffe de l’ail, des amandes, du citron, du melon…
— Avec du San Daniele ?
— Non : sans San. Freine sur la charcuterie, le beurre, la crème, les fromages, les frites. Ni foie gras, ni viande grillée.
— Aaargh !
— … Des carottes, des tomates, des brocolis, du fenouil, des poireaux, des courgettes, des aubergines…
— OK, si c’est pour m’expliquer que pour ne jamais mourir il faut devenir vegan, je n’avais pas besoin de venir te voir, il me suffisait de lire Santé Magazine . J’essaie déjà ce régime sinistre, ne t’inquiète pas pour moi ! Par exemple, je mange uniquement les crocodiles verts de chez Haribo.
— Écoute, tu me poses une question, je te réponds. Ce n’est pas moi qui parle mais la science. Et tu n’as pas besoin de devenir vegan puisque tu as droit au poisson. Les sardines sont des animaux, non ? Mais de grâce, supprime les Haribo à la gélatine de porc concassé ! Et plus une goutte de Coca-Cola ! C’est du poison ! Bois de l’eau du robinet à la place. Beaucoup d’eau, ça coupe l’appétit et on n’a jamais rien trouvé de plus sain pour l’estomac.
— Merde… Aucun bonbec autorisé ?
— Les pistaches, le chocolat noir 100 % cacao et le miel, ça va. Et pas trop de sel non plus.
— Pfff… Aucun alcool ?
— Faudrait savoir. Tu veux être immortel ou clochard ? Bois des jus d’herbe !
— Plutôt crever !
— Ça tombe bien…
— Oui, bon, c’était une expression. T’inquiète, je mange souvent des açai bowls et je bois du matcha latte. Je suppose que je ne dois pas non plus m’exposer au soleil.
— Seulement le corps oint de crème solaire protection 50. Mais un peu de vitamine D est excellente pour la longévité.
— En fait, pour vivre longtemps, il ne faut être ni basque, ni américain. Dommage pour moi : ce sont mes deux nationalités préférées.
— Ah ! Une dernière chose : t’es venu comment ?
— En scooter.
— Arrête ça tout de suite, malheureux ! C’est de loin ce que tu fais de plus dangereux. C’est du suicide le deux-roues. Une seconde d’inattention et ciao.
— C’est marrant, je viens de comprendre pourquoi un modèle de cyclomoteur s’appellait Ciao. OK, je vais rentrer à pied.
— Tu ne te rends pas compte : on est à l’aube de progrès fous, il faut juste tenir trois ou quatre décennies. J’étudie une petite souris d’Afrique de l’Est (Somalie, Éthiopie, Kenya) qui s’appelle le rat-taupe nu. Cet animal résiste à tout et vit trente ans ; une souris d’habitude vit deux à trois ans. C’est comme si nous vivions six cents ans en bonne santé. Elle n’a jamais de cancer, ni Alzheimer, ni maladie cardiovasculaire. Une peau et des artères qui ne s’usent pas, une sexualité et une fertilité intactes jusqu’au bout. On lui a implanté des tumeurs cancéreuses violentes, elle les rejette tout de suite. Même chose si on l’expose à des cancérigènes chimiques. Cette souris détient la clé de la vie éternelle. Essaie juste de tenir jusqu’à ce que les secours arrivent.
— (Après avoir googlé « rat-taupe nu » pour voir des photos de la créature) Quel animal horrible !
— L’immortalité n’est pas une élection de Miss.
— Mais cette bestiole est imbaisable !
— Tu as raison, j’oubliais le principal. Il faut du sexe pour vivre longtemps. On considère que douze rapports sexuels par mois augmentent de 10 % la longévité. Et si tu arrives à vingt et un rapports mensuels, tu diminues d’un tiers le risque de cancer de la prostate. Grosso modo, tu dois remplacer la bouffe et la teuf par la baise : ce n’est pas un si mauvais swap.
— La petite mort repousse la grande !
— Allez, au revoir, je te souhaite une excellente résurrection. Cela t’ennuierait qu’on fasse un selfie ensemble pour épater ma femme ? Elle est complètement fan de toi. Elle a adoré l’émission avec Depardieu et Poelvoorde, quand ils ont décidé de gober toutes les gélules en même temps.
— Oui, elle a bien marché celle-là, c’était une bonne idée de garder l’antenne jusqu’à leur lavage d’estomac, à quatre heures du matin, en direct de l’Hôtel-Dieu. Combien je te dois pour mon check-up ?
— Envoie-moi un morceau de ton foie gras à Noël ! (Rire sardonique.)
Dans la rue, l’été était obscène. Le deuil de soi-même fournit une excuse pour se liquéfier en public. Je critique la mort mais je tolère la décomposition. Je pleurais souvent pour un rien ; c’étaient peut-être les particules fines en flottaison dans l’atmosphère parisienne. Comme dit Salinger : « Les poètes prennent la météo trop personnellement. » J’ai reniflé en croisant une mère de famille blonde poussant un landau. En regardant les platanes verts sur fond gris. En levant les yeux vers le ciel couleur de stéatose hépatique. Mon médecin fameux venait d’inviter la maladie dans ma vie. Je m’apitoyais sur mon propre déclin. Surtout, n’ayez pas pitié de moi. Je suis capable de chialer sur commande. Parfois, quand je sens qu’un invité est émouvant, je verse une larme pour faire le buzz.
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