Je n’ai pas envie que Lou grandisse et j’ai peur du jour où Romy s’en ira. Quand Lou joue avec la douche, ou découvre qu’un klaxon fait « tût-tût », ou goûte une cerise ou s’amuse à faire tomber tous mes DVD maniaquement rangés malgré mes prostestations, me permettant de retrouver enfin Madame porte la culotte de Cukor que je croyais perdu, je revois Romy accomplir les mêmes miracles au même âge, puis je me revois, moi, renversant des tables à Neuilly, et je revis mon enfance une troisième fois, encore et toujours, je rajeunis en boucle ; à chaque naissance, je ressuscite.
Je permets à Romy tout ce que sa mère lui interdit : manger du beurre de cacahuète et des Mi-cho-ko avant le dîner, regarder la télé jusqu’à minuit, téléphoner dans son lit, passer son temps sur FaceTime avec ses camarades de classe… Quant à Lou, rien ne lui résiste, et surtout pas moi. Mes émissions passent après sa peinture à l’eau. Mes filles m’ont appris à ne plus gaspiller mon temps. La hiérarchie de mes priorités a fortement évolué dans les années 2000 : fabriquer un hippocampe en pâte à modeler est devenu plus urgent qu’un threesome avec deux Slovaques. Une journée réussie, c’est Lou qui regarde Pierre Lapin et moi qui regarde Lou, en buvant de la bière (j’ai remarqué que l’alcool me met à son niveau ; l’adulte bourré est l’équivalent du bébé, en plus mou).
Hier j’ai rêvé que mes parents étaient incinérés. Lou jouait avec leurs urnes dans mon salon. Elle renversait les cendres de ma mère sur la moquette. Un tas de poussière grise était répandu sur le sol. Puis je m’apercevais qu’elle avait aussi vidé les cendres de mon père. Impossible de les séparer : mes parents formaient un monticule poudreux au milieu du living-room. Je me suis réveillé au moment où mon robot Dyson 360 Eye aspirait simultanément ma mère et mon père.
Il existe de nombreuses méthodes pour vaincre la mort, mais elles sont réservées à quelques milliardaires chinois ou californiens. Mieux vaut être un posthumain en vie qu’un humain en poudre. J’ai compris que je ne tenais pas tant que cela à mon humanité, sinon j’aurais choisi une autre activité professionnelle qu’animateur télé. Je ne suis pas un intégriste du corps biologique. S’il faut me transformer en machine pour durer, je renonce sans état d’âme à mon humanité déjà approximative. Je ne dois aucun respect à la Nature, cette meurtrière. De toute façon, j’ai tout gâché dans ma vie. J’ai besoin d’une deuxième chance : je ne demande pas grand-chose, juste un siècle supplémentaire. Une existence de rattrapage.
Lou me regarde droit dans les yeux et réclame des baisers papillon. Je cligne des paupières sur ses joues. Puis elle réclame la petite bête qui monte qui monte. Je m’exécute. « Encore. » Elle glousse quand mes doigts chatouillent son cou. « Encore. » J’aime ce délicieux moment matinal où Lou me préfère à Tchoupi.
Je profite de ces commencements qui vivifient mon agonie.
La première étape de ma quête d’éternité consista à effectuer un check-up chez le médecin préféré des stars au service d’explorations fonctionnelles et de médecine prédictive de l’hôpital européen Georges-Pompidou, dans le 15 earrondissement de Paris, près de l’ancien siège social de Canal +, dessiné par Richard Meier, studio où se tournent à la fois mon émission et « Quotidien » de Yann Barthès.
Frédéric Saldmann est un cardiologue et nutritionniste célèbre dont le premier livre, Le meilleur médicament, c’est vous , s’est écoulé à 550 000 exemplaires. En principe, il faut deux ans d’attente pour obtenir une consultation avec lui, mais je suis une célébrité et nous ne vivons pas dans un système tout à fait démocratique. J’avais tendance à faire confiance à Saldmann. Un médecin aussi exposé médiatiquement sera plus vigilant que ses confrères : il sait que mon trépas nuirait grandement à sa réputation.
L’hôpital de verre et d’acier ressemblait à un gigantesque vaisseau spatial hérissé de structures tubulaires comme le terminal 2E de l’aéroport Charles de Gaulle. Au centre, deux palmiers géants apportaient une touche d’exotisme écologique. Ce décor aurait été parfait pour tourner un clip de U2 ou héberger une fondation d’art contemporain. Le design faisait partie de l’utopie, il fallait du spectacle sinon personne n’y croirait : la médecine a peu évolué depuis les pièces de Molière. C’est à l’hôpital Pompidou que le premier cœur artificiel total Carmat a été implanté. Certes, le patient greffé est mort trois mois plus tard, mais la tentative était louable. Les Échos ont même cité cet établissement futuriste, dans leur édition du 24 octobre 2016 : « Les espoirs les plus fous de régénérescence tissulaire ont été ravivés au début de l’année après la présentation, au service du professeur Philippe Menasché à l’hôpital européen Georges-Pompidou, de la première patiente victime d’un infarctus et traitée avec succès à l’aide de cellules cardiaques dérivées de cellules souches embryonnaires humaines. » Je sais où prolonger maman si son cœur se remet à tousser.
Dans le couloir du 2 eétage, bâtiment C, je suis passé devant le service de « Pharmacologie/Toxicologie ». Je l’ai pris pour un avertissement personnel. En traversant le hall d’accueil, j’ai croisé beaucoup de vieillards qui tremblaient, courbés ; ils ne semblaient pas savoir qu’on n’était plus obligé d’y passer. Des internes couraient vers des microscopes électroniques mais la star de l’étage se tenait debout, immobile, devant moi. Âgé de soixante-quatre ans, le docteur Saldmann en fait dix de moins. Mince, enjoué, le médecin d’Alain Delon, Sophie Marceau, Bernard-Henri Lévy, Isabelle Adjani, Jean-Paul Belmondo et Roman Polanski m’a tendu la main pour m’entraîner dans son petit bureau. Ici l’on ne lavait pas les draps souillés de personnes grabataires ; l’on envisageait le prolongement de l’humanité par d’autres moyens que la couche « Confiance ». Saldmann portait une blouse blanche et des lunettes à monture d’acier chromé. Il m’a rappelé Michael York dans L’Âge de cristal . L’éternité passe par un look de science-fiction clean. Je préfère le mot « clean » au mot « propre » car on entend « clinique ». Il a pris ma tension : élevée. Mon électrocardiogramme : banal.
Ensuite il m’a fait une échographie de l’abdomen avec une sonde gluante et gelée. Le seul truc qui ne va pas chez lui, c’est sa calvitie : on apercevait son crâne à travers ses cheveux. En revanche, son sourire était malicieux, probablement à cause de ses incisives écartées. Pour un médecin qui promettait la longévité, avoir les « dents du bonheur » est un gage de crédibilité. Sur un moniteur, il a regardé mon estomac, ma vésicule biliaire, mon pancréas et ma prostate — des nuages qui ondulaient en noir et blanc, comme dans un tableau de Soulages. Tous mes organes fonctionnaient correctement, m’a-t-il dit, sauf un qui émettait des gargouillis bizarres.
— Ton foie est un peu gras.
— J’en mange tout le temps.
— Si c’est celui d’un canard, c’est meilleur que si c’est le tien. Le foie, c’est ce qui filtre les déchets. Le tien est comme une passoire bouchée.
Il m’a montré la photo d’un vieux morceau de viande pourrie, vert et jaune. L’image rappelait les organes glauques qu’on met sur les paquets de cigarettes pour terroriser les disciples d’Humphrey Bogart (référence de vieux).
— Ton foie ressemble à ça. Déjà que t’es bizarre à l’extérieur, sache que c’est pire dedans.
Là, je commençai à bouder. Une des conséquences les plus exaspérantes de mon métier d’animateur impertinent, c’est que mes relations se croyaient autorisées à l’être avec moi.
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