Je dis à la vieille : un crime va être commis ce soir, il faut l’empêcher. Elle me regarde sans comprendre, et je répète, presque avec méchanceté : le sang va couler, il va y avoir une terrible hémorragie. Alors elle compose un numéro sur son téléphone. Ils vont venir vous aider, n’ayez pas peur, ils seront ici dans quelques minutes. Elle a rangé la photo de Michaël, elle s’est calée dans le sofa, une jambe repliée sous sa cuisse. Elle allume une cigarette et plisse ses yeux à cause de la fumée, elle a l’air vraiment de la prostituée qu’elle a toujours été. Je pourrais partir maintenant. Je pourrais m’enfuir à toutes jambes, m’envoler dans les rues de cette ville infinie, si grande qu’on ne me retrouverait jamais. Mais je reste immobile à attendre, pour connaître la fin de cette histoire, pour suivre les pas de Viram jusqu’au bout, jusqu’à la Maison blanche.
Ici règne une sorte de paix.
C’est un lieu hors du monde, perché en haut des collines, pas très loin du fleuve, peut-être la mer, en tout cas une étendue liquide qui brille le soir entre les grilles. Un grand jardin entoure le bâtiment, un parc aux allées rectilignes comme dans un cimetière, couvertes de gravillons, des terrasses de mignonnette, et des arbres, des arbres très hauts et très droits, dans le genre des ifs, des cyprès.
Ici, il n’y a plus d’imparfaits, ni de Parfaits, plus de Mezclillas, de Chavantes ni d’Amazones. Ce n’est pas que les indices aient disparu, au contraire. Dans les couloirs, résonnent les bruits doubles, les portes qui claquent et rebondissent, clang-clank, les talons des infirmières, les grincements des roues des chariots, des civières roulantes, des sifflements de scies, des bourdonnements électriques, des barres de néon qui grésillent sans pouvoir s’allumer, des borborygmes de haut-parleurs tôt le matin, qui donnent des ordres dans une langue inconnue. Tout cela. Et surtout, les voix humaines, les cris, mais ce pourrait être des cris d’animaux, aigus, douloureux, menaçants.
Puis à nouveau le silence, un grand vide, une plage de paix immense, avec seulement le bruit de vent et de mer, le bruit des pneus sur les autoroutes le long des rivages.
Il est ici. Viram. L’enfant aux cheveux gris. On l’a amené ici, un jour, entre deux gardes, les poignets liés comme un assassin. Il n’a pas opposé de résistance. Peut-être même qu’il a gardé ce sourire, ce regard lumineux qui ne craint personne. Il est au bout de la chambrée, il occupe un lit près d’une fenêtre, son regard est toujours tourné vers le rectangle de ciel bleu ou gris haché par le grillage. Vers trois heures de l’après-midi, un rayon de soleil l’éclaire, et il ferme les yeux.
Il ne parle à personne. D’ailleurs, il ne parle aucune langue connue. Quelqu’un a dit que, parfois, en dormant, ou dans un rêve éveillé, il prononce quelques mots — quelqu’un dit que c’est du corse. Ou peut-être du kurde, ou bien une langue d’un pays situé à l’autre bout du monde. Mais il ne s’adresse à personne en particulier. C’est sa langue, une langue qui se mêle au monde entier, aux bruits de la vie, à la musique des oiseaux le matin, au chant des baleines, aux froissements d’élytres des scarabées, au murmure que font les plantes qui déroulent leurs vrilles, au bâillement indolent des fleurs dans l’après-midi d’été.
C’est pourquoi Viram est enfermé dans la Maison blanche. Ce qu’il annonce est trop pour le monde des hommes ordinaires, nous les hommes qui sommes les sujets et les objets du pouvoir, qui sommes les agents agissants de la dictature, les objets ordonnés et possédés par les puissants. Viram est libre, même quand il est attaché par des sangles à ce sommier de fer. Il n’a peur de rien ni de personne, et c’est pourquoi il fait peur à ses bourreaux.
Dehors, en bas, en ville, tout est redevenu normal, trop normal. Ceux qui avaient relevé la tête, les vieux des corridors sous terre, ont reposé leur front sur la pierre, ont ouvert les paumes de leurs mains pour quémander des aumônes. Les hommes en complet noir, les femmes en tailleurs gris, chaussées d’escarpins à talons hauts, un instant arrêtés dans leur course, ont repris leur route à grandes enjambées, martelant le sol des sentiers. Et chaque nuit, comme avant, la peur se glisse dans les coins sombres, remonte les avenues et envahit les places de son ombre liquide. La rumeur un instant suspendue recommence son travail de sape. Ceux qui disparaissent. Les enfants enlevés, vendus aux Amazones, pour remplacer leurs fils avortés, leurs filles traînées, profanées, les garçons transformés en serviteurs, emmenés à l’aube en camion pour cueillir les fruits des plantations, pour porter les pierres à la construction de nouvelles pyramides. On parle à nouveau de l’ombre invisible, du regard sans yeux, des milices de démons qui cachent des couteaux dans leurs avant-bras, des Zokerrés coupeurs de têtes, arracheurs de mots, des Puissants à qui l’idée seule du bonheur fait jeter de longs jets de vomissure.
Ils ont attaché ses poignets de chaque côté du sommier, par des bracelets de cuir. Ils disent que c’est à cause de sa tentative de suicide, il paraît qu’il a cassé une bouteille sur la plage et qu’il s’est tailladé les veines, et que son sang faisait une large tache dans la mer. Ils disent que lorsque les policiers sont venus, il s’est débattu et les a insultés dans sa langue, une langue que personne pourtant ne pouvait interpréter, mais quelqu’un a prétendu qu’il parlait indien, une langue proche du Rajasthan, mais à l’envers, en retournant les mots dans sa bouche à la manière des voleurs.
Les hommes blancs l’ont conduit ici, et dans une petite pièce une femme lui a injecté un liquide qui brûle les veines et lui a coupé bras et jambes et l’a fait dormir. Et le matin suivant, les hommes blancs l’ont porté sur une civière, parce qu’il ne pouvait plus marcher, comme un enfant nouveau-né, c’est ce que le docteur a dit. Jusqu’à une salle assez grande où se trouve une pile. On l’appelle la pile, mais en réalité c’est plutôt un condensateur variable qui envoie de l’électricité dans le corps et lave le cerveau. Et là, ils l’ont allongé entièrement nu sur une table, attaché aux poignets et aux chevilles par des sangles, et la même femme a branché les électrodes sur sa peau, au bout des seins, aux pieds et aux mains, et aussi de chaque côté de la tête sur les tempes. Elle a enduit la peau auparavant avec une sorte de graisse, de vaseline. En même temps, elle parle, elle dit des choses sur un ton enjoué de petite fille qui joue au docteur :
« Ça va te chatouiller un peu, tu ne crains pas, j’espère ? »
« Allez, on va jouer tous les deux. »
« Si ça brûle trop, si ça fait mal, tu lèves la main — non bien sûr je plaisante, tu ne peux pas, mais tu dis stop, c’est tout. »
Viram la regarde de ses yeux très doux, entourés d’un halo sombre. Peut-être déjà des larmes s’accrochent à ses cils. Il la regarde, elle lit la peur, pourtant ce n’est pas la peur qu’il ressent, mais une grande solitude.
« Bon. On y va. »
C’est un bourdonnement suave d’abord, un essaim d’abeilles qui caresse son corps, qui volette à travers des champs de bruyère d’été. Le regard de l’enfant se trouble à peine, mais il sent son cœur battre dans sa gorge, dans son crâne, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Ce qui lui arrive m’arrive à moi aussi. En cet instant je suis Viram, je suis enchaîné à ce lit, promis à la torture. La femme a un sourire qui traîne. Sa main appuie sur la manette et tous mes muscles se tendent, deviennent des cordes de douleur, et je crie. Viram crie-t-il, lui aussi ? Est-ce qu’il sait résister à la force qui veut le déchirer, qui veut le vaincre ? Je crie d’un cri aigu, comme si quelqu’un d’autre en moi s’échappait par ma gorge, je crie pour vivre, pour revenir à la lumière du monde.
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