«Chris, réveille-toi. Tu oublies que Paul Brennen a un meurtre sur la conscience. Hein, tu as l'air de l'oublier. Alors, d'après toi. Je ne suis pas censé m'occuper de lui, d'après toi? Je suis payé pour quoi, à ton avis?
– Tu te fiches de moi ou tu es sérieux?»
Vous ai-je dit qu'au tout début, elle ne me lâchait pas la main et me croyait capable de renverser des montagnes? Il me semble. Quand nous nous sommes mariés, elle n'aurait pas douté un seul instant que j'allais m'occuper de lui. À ses yeux, rien ne m'était insurmontable. J'avais la cote. Tandis qu'aujourd'hui, elle me croyait sans doute incapable de flanquer un PV à un type en mobylette. Comment m'y étais-je pris pour en arriver là? Ce parcours tellement négatif.
Nous n'avancions pas vite. De temps en temps, quelqu'un grimpait sur le toit d'une camionnette et entamait un discours relayé par des haut-parleurs. Cette bonne vieille mondialisation. Qui nous rongeait comme un cancer depuis toutes ces années. Un bras de fer qui s'éternisait – donc, à son avantage.
Nous avons envahi des places. Nous avons envahi des avenues. Nous avons grimpé dans les arbres. Nous avons hurlé notre colère à pleins poumons. Nous avons marché sous le soleil comme des forçats enchaînés et je commençais à fatiguer. Nous formions une matière épaisse qui emplissait les vides, s'écoulait dans un moule aux parois rigides.
Un moule aux parois rigides. Est-ce clair?
Les rues adjacentes étaient bouclées. Chaque fois que nous en croisions une, on apercevait son horizon barré, son sinistre étranglement, sombre comme le caillot d'une artère malade. Des flics en rangs serrés, armés, casqués, vêtus d'un bleu marine très foncé, presque noir. Leurs boucliers de plexiglas lançaient des flèches d'acier vibrantes, des couteaux aiguisés, des éclairs. Leurs chaussures étaient cirées.
«Ça va chier, ai-je confié à Chris. Ça va tourner à l'orage. Tout se déroule comme prévu. Ça va chier dans pas longtemps.» Mais c'était ce qu'ils voulaient, non? Les uns et les autres. Que le sang coule.
J'ai donné rendez-vous à Chris quatre rues plus haut. Je lui ai dit que j'allais aux nouvelles. Que nous avions nos portables s'il arrivait quoi que ce soit.
J'ai quitté le cortège et me suis engagé dans une rue perpendiculaire en rasant les murs. Un no man's land électrique. Il était environ cinq heures de l'après-midi et la tension montait en puissance. Wolf, qui décidément craignait de se déshydrater (accordons-lui le bénéfice du doute à ce malheureux), Wolf nous tenait régulièrement au courant de la situation. Des heurts se produisaient avec la police. Brefs et sporadiques, tout au long du défilé. Nous sommes d'accord, Wolf. Une merveilleuse invention que ces talkies-walkies. Très bien, Wolf. Merci pour les renseignements. Bois et va donc regagner ta place, amigo . Quand ça le prenait, il embrassait Chris à pleine bouche. Ne vous gênez pas, tous les deux. Pourquoi ne pas le faire contre un arbre? Ne vous occupez pas de moi.
Je me suis avancé vers le cordon de police avec ma plaque à la main.
«Tenez bon, les gars, ai-je lancé à la cantonade en franchissant leur barrage. Courage et Honneur.»
Ils avaient de drôles de têtes. Je me suis éloigné dans leur dos en ruminant une désagréable impression. Est-ce qu'ils étaient drogués? Le bruit courait qu'ils prenaient des trucs de plus en plus fort, qu'on leur distribuait des produits spécialement conçus pour affronter tous les anti de la terre et les mettre en pièces. La presse en avait parlé. Des rescapés se plaignaient d'avoir été sauvagement mordus, presque dépecés. Des témoins choqués rapportaient des scènes épouvantables. Des petites vieilles. Des enfants. Des filles en minijupes.
Le maintien de l'ordre était devenu un vrai problème. La police anti-émeute avait beau être déchaînée, bourrée d'ecstasy ou autre, rompue au corps-à-corps, couverte par ses supérieurs, pourrie d'avantages en nature, elle souffrait d'un cruel manque d'effectifs. Il fallait bien l'admettre.
«Ainsi donc, me suis-je dit, voilà ce qu'ils ont trouvé. Il fallait s'y attendre.»
Ayant effectué un discret tour d'horizon dans les rues voisines, me faisant passer pour un homme des renseignements généraux» j'avais découvert la vérité. Il faut parfois se plonger dans la lecture de magazines scientifiques. Il faut le faire. Pour anticiper ce qu'ils fomentent dans leurs labos archi secrets. Voir où ils en sont. Ce qu'ils ont dans la tête. Se soucier de politique, d'économie, d'écosystème, ne suffit pas. Lire et relire Kerouac pourrait suffire, mais les gens ne le comprennent pas. Il faut donc avoir la Science à l'œil. Une Science qui avance à grands pas.
«La voilà, la surprise, ai-je pensé. Bien sûr. Ils ont juste quelques mois d'avance. Mais dire que je suis étonné, non, je ne le suis pas vraiment. Je ne peux pas dire que je sois étonné. Il fallait bien que ça arrive. Nous ne pouvons pas dire que nous n'étions pas au courant.»
Même les chevaux. Il y avait tellement de chevaux. Et tellement d'hommes. Cent fois trop. Un océan bleu nuit. Je n'avais jamais vu autant de policiers de ma vie. C'était presque risible.
L'ambiance était surnaturelle. J'ai appelé Marie-Jo pour lui raconter ce que je voyais autour de moi et lui demander de me rejoindre afin de dissiper notre malentendu, mais elle n'a pas daigné répondre. Je lui ai laissé un message: «Bon, écoute-moi. Je ne vais pas passer mon temps à te courir après. Désolé. Mais tu loupes quelque chose. Tant pis pour toi, Marie-Jo. Salut. Amuse-toi bien.»
Pour en avoir le cœur net, je suis monté sur le toit d'un immeuble.
J'en suis resté interdit. La folie de certains était sans limites. Leur folle et hystérique volonté de puissance.
Puis je suis allé retrouver Chris. Je lui ai dit que nous allions nous faire massacrer.
«Rien ne t'oblige à rester», elle m'a répondu.
Je suis allé en parler à Wolf.
«Des clones, Wolf. Une armée entière de clones. C'est stupéfiant. Ils sont comme toi et moi. Ils vont nous massacrer. Tu comprends, maintenant? Tu comprends pourquoi je ne voulais pas qu'elle vienne? Tu comprends pourquoi j'hésite à te la confier?»
Un instant, il s'est refermé sur lui-même, puis il s'est décidé à jeter un regard lourd par-dessus son épaule. D'un peu plus loin, Chris lui a souri d'une oreille à l'autre.
Malgré tout, il avançait en se cramponnant à sa banderole. Le front soucieux, les mâchoires serrées. Accusant le coup. Mais il allait de l'avant. Des sirènes, des trompettes, des tambours, une immense clameur nous cassait les oreilles.
Il m'a encore lancé un regard. Comme si tout ça était ma faute.
«Des clones? il a grogné. Des clones? Mais qu'est-ce que tu racontes?
– Wolf, ne compte pas sur moi pour te rassurer. Je n'ai vraiment pas le temps. Je te donne une information. Tu en fais ce que tu veux.»
En raison de ce poids qui lui tombait soudain sur les épaules, il semblait revenir à une taille presque normale. J'observais le phénomène avec attention. Avec un peu de chance, j'allais bientôt le dépasser d'une demi-tête. Le ciel rosissait. Nous n'étions plus qu'un grand troupeau aveugle, marchant vers l'abîme, flanc contre flanc. Wolf grimaçait. Il devait être en train d'y songer.
«Quand on sera arrivés au bout, ai-je expliqué, quand on sera coincés par leur barrage. Ils vont nous tomber dessus de tous les côtés. Ces maudits clones, Wolf. Ils vont nous couper la retraite. Ils vont scinder le cortège en plusieurs morceaux, ce qui nous affaiblira considérablement, tu le sais aussi bien que moi, et ensuite…»
J'ai renoncé à terminer ma phrase. D'un regard, Wolf m'a signifié qu'il m'en était reconnaissant.
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