Après quoi, il est venu se planter devant moi. Il s'est penché en avant pour me regarder de plus près. Il a semblé amusé.
«Serre pas si fort, il a déclaré. Vas-y mollo. Elle est déjà toute bleue.»
À ces mots, il m'a envoyé son poing en pleine figure. J'ai entendu mon nez craquer. Au deuxième coup, il m'a cassé plusieurs dents Un poing américain?
Quand j'ai retrouvé mes esprits, je n'avais plus de pantalon. Plus de slip. J'avais les mains attachées derrière le dos. Ma chemise était ouverte. On avait sorti mes seins du soutien-gorge. J'étais par terre, sur un sol de terre battue. On avait abusé de moi. Mais ce n'était pas le plus grave. J'avais surtout du mal à respirer.
L'endroit ressemblait à une cave. Quand il a vu que j'étais réveillée, Ramon a saisi une planche et il me l'a fracassée sur la tête.
Je suis revenue à moi pendant qu'on me secouait. En fait, un type était sur moi, en train de me baiser. Je ne voyais pas qui c'était. Quand il est sorti, un autre est entré. Mais ce n'était pas le plus grave. Il y avait une odeur de sang. Et ce n'était pas parce que j'avais mes règles, mais parce que j'avais le crâne défoncé.
J'ai voulu demander à l'un de ces gars qui me baisaient s'il avait l'heure, mais je me suis rendu compte qu'on m'avait bâillonnée. On m'avait couchée sur une espèce de matelas. Mes mains étaient attachées au mur, tendues derrière ma tête. Mes jambes étaient fixées à des piquets de tente, enfoncés dans le sol. Par moments, ma vision se troublait. Je sentais des morceaux de dents à l'intérieur de ma bouche. Je les ai glissés contre ma joue pour ne pas les avaler. Puis Ramon est venu et il m'a rouée de coups avec un bâton. Heureusement, il a fini par le casser.
Plus tard, en ouvrant un œil, je me suis demandé si j'étais morte. Je n'ai pas bougé car j'avais peur qu'en bougeant il ne m'arrive encore quelque chose. Comme d'énerver Ramon s'il était dans les parages, ou de tomber en mille morceaux. J'avais tellement peur de lui, à présent. J'en tremblais de tout mon corps. Et en même temps, j'avais l'impression d'être plongée dans une marmite d'eau bouillante. Et non seulement j'avais du mal à respirer, mais chaque respiration était une souffrance dont vous n'avez pas idée.
J'ai entendu gémir. Avant de comprendre que c'était moi qui gémissais. Il m'avait réduite en bouillie. Quand il s'est repenché sur moi pour me demander si j'avais besoin de quelque chose, j'ai remarqué qu'il avait un nouveau bâton dans les mains. Ou plus exactement une canne, tirée d'un bois noueux. Et ça m'a tellement épouvantée que je suis retombée dans les pommes.
Et maintenant, j'étais assise par terre, dans un angle. Comme un boxeur K-O dans son coin, moins le tabouret. Comme un sac de linge sale, une poupée de chiffon grandeur nature.
Mes jambes étaient étalées devant moi, en équerre. Elles étaient noires de crasse, zébrées de rouge, déchirées, violacées, elles qui avaient été si blanches et si douces. Mes bras pendaient de chaque côté. Mon poignet droit avait doublé de volume. Je ne voyais plus que d'un œil. J'avais du sang partout. J'en étais couverte.
Je me suis remise à trembler.
Franck était en train de creuser un trou dans le sol, à l'autre bout de la pièce. Ils étaient deux à le surveiller. Mais ça ne m'a pas intéressée.
J'ai eu envie de me coucher. Mais quelque chose me tenait à la gorge, empêchant ma tête de s'écarter du mur. Mes jambes étaient glacées. J'ai essayé de bouger mes bras. Je n'y suis pas arrivée. J'ai eu envie de pleurer, aussi. Je ne savais plus comment on faisait. De toute façon, j'étais en train de passer de l'autre côté. Je sentais que je n'en avais plus pour longtemps.
Ramon m'a empoignée par les cheveux et il a trouvé que je n'étais pas fraîche. Pour me punir, il m'a frappée avec un seau à charbon. Je n'ai même pas pu lever les bras.
C'était une marée humaine. Le bruit courait que nous étions trois cent mille. Des manifestants à perte de vue. Des centaines de drapeaux et de banderoles étaient déployés sous le ciel bleu, d'un bleu absolu. Un beau matin d'été. A tous égards. Grimpé à un lampadaire, une main au-dessus des yeux, je me sentais réceptif.
Comment dire? Ce rassemblement. Ces milliers d'hommes et de femmes. Ils s'étaient mobilisés.
Je sentais ce flot d'énergie. Ce courant électrique.
Il y en avait pour tous les goûts, bien sûr. Des centaines d'organisations plus ou moins importantes, avec lesquelles on pouvait être plus ou moins d'accord. Mais elles avaient un point en commun: le monde tel qu'il était ne leur plaisait pas. Elles étaient venues pour le faire savoir. Chacune à leur manière.
Je sentais cette volonté, toutes ces volontés individuelles qui s'additionnaient les unes aux autres. Cette volonté de ne pas se laisser faire. Et ça, je pensais que c'était une bonne chose. De toute façon. Ça au moins, c'était appréciable.
Je regrettais que Marie-Jo ne soit pas là. Pour sentir ça. Pour voir ces gens qui ne baissaient pas la tête. Et rien que ça, cette énergie qui les mettait en marche, cette attitude face à l'inertie ambiante, face à la grisaille et au chaos qui s'installaient, je ne sais pas, mais ça valait bien quelques vitrines brisées. Et même davantage. Ça me semblait précieux, tout à coup. On pouvait penser ce qu'on voulait.
Je me suis laissé glisser de mon perchoir et j'ai cherché à joindre Marie-Jo. Sans résultat. J'ai fait la grimace. Chris me regardait et elle a demandé sur un ton ironique:
«Que se passe-t-il avec Marie-Jo? Il y a de l'eau dans le gaz?
– Pourquoi? Ça t'intéresse?»
D'un ton acerbe.
La connaissant, je me suis repris. Ce n'était pas la bonne manière. Car je ne perdais pas de vue, malgré l'étincelle d'enthousiasme qui m'avait apparemment effleuré, qu'une très sérieuse épreuve nous attendait. Épreuve au cours de laquelle nous allions devoir nous serrer les coudes au lieu de nous tirer dans les jambes. D'autant que j'avais l'intention de l'avoir à l'œil, d'éventuellement calmer son ardeur. Il serait alors bien temps d'envenimer les choses. Je n'ai pas voulu partir avec un handicap.
«Marie-Jo ne va pas bien, ai-je donc ajouté. Tu as raison. Nous avons eu, pourquoi te le cacher, nous avons eu un problème de communication. Et depuis, je n'ai plus de nouvelles.
– C'est quoi, un problème de communication?
– Une espèce de malentendu. Un truc très bête, figure-toi. À cause de Paula. Un truc stu-pide.»
Elle m'a dévisagé avec intérêt.
«Eh bien, il se trouve, ai-je poursuivi, il se trouve que Paula vit chez moi. Mais je ne couche pas avec elle.
– Bien sûr que non.
– Putain, bien sûr que non. Je ne suis pas fou. Je ne fais rien avec elle. Elle s'amuse à changer le mobilier. Hein? Si ça l'amuse de changer le mobilier. Y a quand même des choses un peu plus graves, tu ne crois pas?»
Le cortège s'était enfin mis en route. Devant nous, une grande avenue déserte, ombragée par de hauts platanes indifférents, était prête à nous recevoir. Toutes les voitures avaient disparu. Elle semblait silencieuse et longue, cette avenue. Avec ses platanes indifférents. Elle semblait méchamment silencieuse.
Chris marchait à côté de moi Tout allait bien. Wolf marchait devant. Très bien.
«Et alors, Marie-Jo a pété les plombs, j'ai poursuivi. Elle imagine des trucs.
– Je vois le genre.
– Dieu sait ce qu'elle va imaginer. Oui, Dieu sait ce qu'elle est en train de me faire. À un moment où moi-même, de mon côté, je suis en pleine mutation. Je ne blague pas, Chris. Je suis à la croisée des chemins. Je suis curieux de savoir ce que ça va donner.
Читать дальше