Philippe Djian - Ça, c’est un baiser

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Ce roman réunit au début tous les clichés du polar. De nos jours, dans une grande ville plutôt glauque et violente, «malade de ses cracks boursiers, de ses délocalisations sauvages, des affrontements sociaux et ethniques qui la harcèlent, des guérilleras urbaines qui se multiplient?», un homme et une femme mènent une enquête autour du meurtre de Jennifer Brennen.
L'homme, Nathan (40 ans), est un flic ordinaire marié à Chris. Il est en pleine déprime. Sa femme vient de le quitter pour rejoindre la maison communautaire de Wolf (professeur d'économie politique à Berlin) et de ses amis, tous des militants anti-mondialistes très actifs, branchés sexe et bio. Wolf, homosexuel notoire, est donc l'amant de Chris. Cependant, Nathan installe chez lui Paula Consuelo-Acari (28 ans), un top-model très en vue qu'il s'abstient de «baiser» car sa libido le porte toujours vers sa femme Chris.
Marie-Jo, la coéquipière de Nathan, 32 ans, est une grosse fille aux yeux verts, qui se bourre d'amphétamines et qui pèse autour de 90 à 100 kilos. Elle partage son existence avec Franck, écrivain et professeur de «creative writing» à l'université. Au retour de ses longues courses à pied, Marie-Jo se laisse prendre violemment par Ramon, un petit mâle de vingt-cinq ans son voisin d'en dessous qui couche également avec Franck son mari. Nathan et Marie-Jo couchent aussi régulièrement ensemble au cours de l'enquête qu'ils poursuivent. A l'issue de leurs investigations, on comprend que la victime Jennifer Brennen, retrouvée étranglée, les dents fracassées, adhérait à la mouvance anti-mondialiste afin de se venger de son père, un redoutable homme d'affaire maffieux et criminel. Brennen le père sera d'ailleurs liquidé à la fin du roman par Nathan. Pour vivre, Jennifer déguisée en infirmière faisait la pute dans un hôpital. Elle a également joué dans quelques films pornos amateurs. Nathan et Marie-Jo sont sans cesse rattrapés par leurs problèmes psychologiques, sentimentaux, sexuels et professionnels. L'imbroglio est complet.
Après avoir investi le roman porno (Vers chez les blancs), Philippe Djian s'introduit cette fois dans l'univers du polar, ou plus exactement feint de s'y introduire. Dans les plis du récit, qui est plus qu'un pur exercice de style, il propose toutes sortes de digressions, de notations, de variantes comme la démonstration de sa liberté face à tous les genres. Il néglige les figures imposées au polar car l'enquête n'aboutira jamais. Certes le paysage est délétère et violent, les relations entre les êtres sont distendues, crapuleuses, perverses et sadiques et il n'y a donc ni fin, ni conclusion, ni morale.

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En ville, les putes se faisaient agresser à longueur de temps et nous n'y pouvions pas grand-chose. Des fous se promenaient en liberté, des fous furieux, ainsi que des malades, des brutes, des connards et des assassins. Dès que le soir tombait, certains coins se transformaient en marécages où ne circulaient plus que des ambulances et des chiens affamés. Cette ville ressemblait à un cloaque et personne ne paraissait s'en inquiéter. Quelquefois, le maire venait nous féliciter et pendant ce temps-là, une partie de la ville était en flammes. Tout ça pour dire que Jennifer Brennen, que la partie pouffiasse de Jennifer Brennen ne la mettait pas dans de bonnes mains.

«Je le sais.

– Tu le sais mais tu tiens absolument à ton truc. Tu t'es fourré ça dans la tête et tu n'en sors pas. Alors que n'importe quel cinglé a pu faire le coup, tu le sais aussi bien que moi.

– Mais pas cette fois, Marie-Jo. Je suis désolé, mais pas cette fois. Souviens-toi de ce que je te dis.»

Il regardait en l'air, avec un vague sourire aux lèvres. Une échelle de pompier était dressée contre la façade de l'immeuble et un type s'activait pour arracher une banderole qui demandait la fin du pillage des ressources du tiers-monde. Il y avait un attroupement au carrefour. Les gens n'étaient pas contents qu'on enlève la banderole. Les gens gueulaient. Des slogans. Des insultes. Des ombres se découpaient derrière les fenêtres. Des flics casqués, en tenue antiémeute, gardaient l'entrée.

«L'idée des clous, c'est une bonne idée. C'est une excellente idée. Il va en avoir pour des heures. Regarde comme il s'emmerde. Tu vois ça?

– J'ai faim.

– Bien sûr que tu as faim. Tu as toujours faim. Ça ne peut pas attendre cinq minutes?

– Qu'est-ce que tu auras de plus, dans cinq minutes? Ça va durer des heures.

– L'idée des clous est vraiment excellente.

– Ça va, Chris? Comment elle va?

– Elle en pissait dans son froc. Elle le regardait, suspendu tout là-haut, et elle en pissait dans son froc. Ça la faisait vraiment bander.

– Évidemment que ça la faisait bander. Pardi, elle est amoureuse comme une folle. Enfin. C'est pas trop tôt.

– Elle est embarquée dans une aventure qui la dépasse. Et c'est préoccupant. Je me fais du souci. Je me fais du souci, tu comprends? C'est une idéaliste.»

Pendant que Nathan regardait en l'air, je regardais autour de moi et je sentais la tension qui montait. Incidemment, j'ai remarqué une fille. Une espèce d'asperge blanchâtre, genre défoncé chic, sur le trottoir d'en face. J'ai eu l'impression qu'elle nous observait et que je l'avais déjà vue quelque part. Mais bon. Une poche pleine de peinture rouge venait de s'écraser sur la façade. Une vitre, au premier, a volé en éclats. Nathan et moi avons commencé à nous éloigner.

«Elle est complètement inconsciente. Crois-moi. Je sais ce que je dis. Un type comme Wolf, c'est ce qui pouvait lui arriver de pire. Un cerveau et des muscles. La combinaison fatale. La pire que je pouvais imaginer.

– Arrête. Je t'en prie, arrête . Quand vas-tu te décider à t'occuper de tes affaires? Non, mais j'arrive pas à le croire.

– Oh, mais je ne m'occupe pas de ses affaires. Détrompe-toi. Je ne m'occupe de rien du tout. Simplement, je constate. Je vois la tournure que ça prend.»

Un instant, nous avons porté notre attention sur les heurts qui se produisaient au pied de l'immeuble. Ils avaient l'air enragé, d'un côté comme de l'autre, comme enflammés par les rayons du soleil et la pureté du ciel bleu. Ils se cognaient dessus. Nous nous sommes remis en route.

«Tu vois, c'est comme si j'avais une cousine un peu idiote. Un peu attardée mentale. Mais la famille, ça crée certaines obligations, ne l'oublie pas. Qu'on le veuille ou non, Marie-Jo, on est impliqué. Qu'on le veuille ou non.

– Impliqué jusqu'à quel point? C'est ce que je voudrais savoir. Impliqué jusqu'à quel point?

– Tout dépend. Je n'en sais rien. Tout dépend. Pour moi, c'est une situation inédite.»

J'avais envie de manger un brownie, tout à coup. J'avais envie de sucré. Au lieu de quoi, on nous a demandé d'intervenir en renfort au sujet d'un forcené armé dans le quartier juif – de ses fenêtres, il menaçait de tirer sur le quartier italien où avait disparu sa femme, à ce qu'il prétendait. Nous avons passé deux heures dans l'escalier tandis que les négociations se déroulaient deux étages au-dessus. J'avais des crampes d'estomac. De temps en temps, Nathan descendait quelques marches pour me masser les épaules. En général, quand il me contrariait, il s'arrangeait pour venir me réconforter d'une manière ou d'une autre, ce qui provoquait en moi une sensation de bouillie indéfinissable, légèrement engourdissante.

Je n'attendais pas de Nathan qu'il divorce pour m'épouser et me faire des enfants. Je n'attendais rien. Tout ce que je voulais, c'était qu'il n'aille pas voir ailleurs. Qu'il n'aille pas s'encombrer l'esprit avec une autre femme. Je ne demandais rien de plus. Pas de supplément d'attention ou de tendresse, non, tout allait très bien comme ça, je ne voulais pas la lune. J'avais même l'esprit assez large pour ne pas faire une maladie de certains écarts, comme ces trucs qu'il avait pratiqués avec la fille Brennen. Non. Je m'en fichais presque. Mais sa relation avec Chris. Voilà une chose qui me tapait sur les nerfs. Voilà une chose que je mesurais mal et que je n'avais aucun pouvoir de contrôler. Une chose insaisissable. Même s'il ne pouvait plus rien en sortir, de cette relation, même si c'était le bras mort d'un fleuve, cette relation, elle m'empêchait de trouver la paix.

Ce soir-là, en faisant mes courses, je suis tombée sur Rose Delarue. Une femme de cinquante ans bien sonnés, malade des nerfs, trois fois liftée, qui passait son temps dans des salles de fitness et arpentait les rayons des magasins diététiques en quête de nouveautés. Je la fuyais comme la peste. Son mari avait une chaire de sémiologie à l'université. Nous les fréquentions pas mal auparavant, mais j'avais fini par craquer à cause de Rose qui était tout bonnement cinglée. Je ne voulais plus les voir. Ces vieux chnoques. De leurs soirées, je sortais épuisée, étourdie, à moitié malade. Leur conversation était tellement emmerdante. Ils n'avaient jamais entendu parler de Sex and the City , ils n'avaient jamais écouté de rap, ils s'habillaient comme des nazes – quand Rose ne portait pas ses tenues luisantes et fluo, ses Brennen multicolores à semelles lumineuses et ses bracelets en éponge qu'elle se fixait parfois autour de la tête -, ils ne lisaient jamais de romans, ils ne regardaient jamais la télé – et le jour où le World Trade Center a été rayé de la carte, ils ont appelé trois jours après pour nous demander ce qui se passait -, ils ne s'intéressaient à rien de ce qui m'intéressait, à rien, jusqu'au jour où le sémio-logue m'a mis la main aux fesses en me disant que je le rendais fou, que ma poitrine et mes fesses le rendaient fou, alors j'ai prévenu Franck, je lui ai dit: «Franck, tu as tes copains et j'ai les miens» – je voyais Derek beaucoup plus qu'aujourd'hui, à l'époque, j'étais un pilier de son salon de coiffure, je venais pour discuter et ensuite on allait manger un morceau, puis on allait quelque part, et j'essayais d'oublier que mon mari baisait avec des hommes, chose que j'ai assez mal supportée, j'en conviens. «Tu as tes amis, Franck, et j'ai les miens» – j'en suis tombée malade, j'y reviendrai peut-être, et sans Derek à ce moment-là, sans le soulagement que sa compagnie m'a apporté, je ne sais pas ce qui serait arrivé. «Donc Franck, à partir de maintenant, Franck, je ne veux plus entendre parler de ces deux-là. Je considère que j'ai suffisamment donné.»

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