Franck s'est levé brusquement, après un coup d'œil à sa montre. Il a enfilé sa veste et s'est penché au-dessus de la table pour m'embrasser sur le front. Je lui ai souri. La porte s'est refermée et pendant que je l'entendais dévaler l'escalier, j'ai appuyé mon poing contre ma joue, le coude planté sur la table, et j'ai cligné un moment les yeux dans le soleil qui était juste à la bonne température. Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre?
En chemin, je me suis arrêtée pour cette histoire de sushis. J'en ai acheté pour Nathan et moi en attendant de voir le type qui avait effectué la livraison chez Jennifer Brennen le soir de sa mort. Je suis comme ça, je suis méticuleuse dans mon travail. Je ne laisse rien au hasard. J'ai bu un soda aux fruits de la passion.
Malheureusement, je suis tombée sur un gars qui ne savait rien, qui ne se rappelait rien et qui donc n'avait rien remarqué de particulier. Quand je lui ai demandé son permis de travail, il s'est tout de même souvenu que la fille Brennen l'avait conduit directement à la cuisine et qu'elle avait l'air tout à fait normale. Un type – un jeune Blanc dont il ne pouvait guère dire davantage sinon qu'il avait une casquette vissée à l'envers sur le crâne – les avait rejoints pour régler la note.
«Tu pourrais le reconnaître?» Je sais que pour eux tous les Blancs se ressemblent mais il s'est contenté de grimacer du coin de la bouche.
«J'aimerais avoir une réponse plus claire, si possible.» Son visage était taillé dans un bloc de marbre jaune, glacé. Je plains leurs femmes.
«Bon, alors écoute-moi. Je compte jusqu'à trois.»
Reconnaître qui, en fait? J'en souriais encore en retournant à la voiture. La mort de Jennifer Brennen avait fait pas mal de bruit et nous étions censés nous remuer avant que l'opinion ne nous traite encore de flemmards et d'incapables. Mais où en étions-nous, au juste? À la case départ, ni plus ni moins. La fixation de Nathan sur Paul Brennen? De la couille. Du temps perdu, croyez-moi.
Malgré tout, je suis allée trouver son petit ami, le réparateur de télés. Je suis une méticuleuse. Je tiens ça de mon père qui repassait nos draps et nos mouchoirs depuis que sa femme l'avait largué. J'ai demandé à son patron de me le prêter cinq minutes et j'ai amené le gars (Tony Richardsen, il s'appelle) sur le trottoir d'en face, à une terrasse déserte, protégée du soleil ardent par une bâche à rayures qu'un vent chaud gonflait mollement, comme une voile qui claquait – les barres qui la soutenaient étaient décorées de spirales bicolores.
Je voulais savoir. Je voulais savoir ce qu'il pensait vraiment, et pas ces conneries de père qui fait buter sa fille, je voulais savoir s'il pouvait m'éclai-rer. Je me le demandais. Si c'était pas du chiqué, s'il avait eu vraiment des sentiments pour cette fille, c'était le moment de le prouver. Je lui ai dit que je voulais bien m'y mettre, que je voulais le faire sérieusement, mais que pour ça, il devait m'aider. Il devait m'aider à y voir clair. Il devait le faire pour elle. S'il avait jamais eu ces sentiments dont il avait parlé.
Il avait une de ces tignasses, on aurait dit du crin de cheval cuivré ultra souple. Il la secouait et la secouait de droite à gauche et il poussait des grognements, le poing refermé sur la table où nos deux bières valsaient. Non, non, et non. Putain. Jamais de la vie. Putain. Il ne voulait rien savoir. Il ne voulait pas en démordre. Sa version à lui était que cet enfoiré d'assassin de Paul Brennen, qu'il crève, cette ordure, était le seul coupable. Qu'est-ce que j'avais à la place du cerveau? Qu'est-ce que j'avais à la place des yeux? Hein? J'avais baisé qui pour avoir ma plaque?
Les larmes lui sortaient presque par les yeux. C'est ce qui lui a évité de prendre ma main dans la figure, j'imagine. Je suis toujours touchée quand je vois l'attachement d'une personne pour une autre. Je suis une femme.
«Mais dis-moi, Tony, cette rumeur. Ce machin sur Internet. Comme quoi il aurait mis un contrat sur la tête de sa fille. Ça viendrait d'où, d'après toi? Ça viendrait de qui, Tony? Ça viendrait de qui, cette rumeur?»
Ils avaient planté de jeunes arbres sur la rue. C'était bien. C'était un signe d'espoir.
J'ai retrouvé Nathan au bureau. Il était en train de lire le journal. J'ai posé les sushis devant lui.
«C'est inquiétant ce truc sur les clones, tu ne trouves pas?
– Je n'en sais rien, j'ai répondu.
– Comment peux-tu dire ça? Franchement.
– Je ne sais pas. Ce monde est tellement dingue.
– Peut-être qu'on devrait changer de métier. Tu vois pourquoi? Peut-être qu'ils sont déjà parmi nous.»
Je l'ai mis au courant de mes deux visites de la matinée. D'une part, je pensais que nous devions de toute façon nous débrouiller pour identifier les personnes qui avaient partagé le dernier repas de Jennifer Brennen, même si, à entendre l'autre ahuri, il ne s'agissait que d'une soirée amicale. Et d'autre part, j'avais le regret de lui annoncer que ses soupçons à l'égard de Paul Brennen ne reposaient que sur la rage de notre ami Tony, autrement dit sur rien du tout.
«Sur rien du tout. Hein. Tu crois ça. Tu as trouvé ça toute seule.
– Qui prend ça au sérieux, à part toi?
– Beaucoup plus de gens que tu ne l'imagines, figure-toi. Va faire un tour chez Chris et ouvre tes oreilles.
– Ben voyons. Je n'y avais pas pensé.
– On a tout vérifié. Son carnet d'adresses, son emploi du temps, on a tout vérifié. On a passé des jours à tout vérifier. Non? J'exagère? Et tu as un suspect à me donner? Tu as le commencement d'une toute petite idée?
– Il y a les dernières personnes à l'avoir vue en vie. On ne sait jamais.
– Et après? Quand tu n'auras plus rien à proposer. Quand tu auras fini de tourner en rond. Est-ce que tu te décideras à m'écouter cinq minutes?»
Il s'est levé et s'est dirigé vers la machine à café. Sur les bureaux voisins, des téléphones sonnaient, des machines crépitaient, des feuilles s'envolaient dans les courants d'air – toutes les fenêtres étaient ouvertes et les flics en uniforme portaient des chemisettes. De l'autre bout de la salle, Nathan m'envoyait un regard sombre.
J'ai examiné quelques photos qui traînaient sur son bureau en bâillant. L'enterrement de Jennifer Brennen. Des clichés que nos services avaient réalisés avec méthode et sur lesquels, Nathan disait vrai, nous avions passé des heures. Un par un, nous avions identifié les membres de la famille, les amis, les connaissances, les compagnons de lutte et les amants de cette fille. Nous avions tout vérifié. En vain. Nous avions interrogé les commerçants du coin, sa gardienne, son médecin, des types qu'elle laissait monter chez elle, des types qu'elle besognait à l'hôpital, des habitués du parc, des patrons de bar, des serveurs, des clients, des travelos, des camés et tout ce qui nous tombait sous la main. Sans résultat. N'empêche que cette fille connaissait du monde.
Francis Fenwick (notre chef) a tenu à faire le point avec nous. Nathan et moi, en compagnie des autres inspecteurs qui étaient sur le coup, l'avons longuement écouté.
«Marie-Jo, il m'a lancé. Qu'est-ce que tu fous, Marie-Jo? Tu m'écoutes?»
Il m'a gardée après la réunion. Je pensais qu'il allait m'engueuler pour m'être endormie les yeux grands ouverts alors que j'étais en service, mais ce n'était pas ça. Il m'a demandé si Nathan n'avait pas une drôle d'idée en tête, à propos de Paul Brennen. J'ai dit: «Quel genre d'idée, monsieur Fenwick? Vous voulez dire quoi, au juste?» Il m'aimait bien. Il avait une fille de vingt-quatre ans qui était énorme. À côté d'elle, j'étais juste un peu grosse. «Je ne veux pas d'histoires, il a poursuivi. Je suis au courant des bruits qui circulent et je ne veux pas d'histoires, tu m'as compris? Je ne veux pas entendre parler de ces conneries. S'il pense que je plaisante, fais-lui bien comprendre que je ne plaisante pas. Est-ce que c'est clair?»
Читать дальше