Je me suis levée brusquement pour couper court à ces histoires. Nous sommes passés chez son teinturier et je n'ai pu m'empêcher de poser à nouveau les yeux sur lui tandis qu'il discutait avec la patronne – une vieille Chinoise, une grand-mère aux bras décharnés qui s'y croyait et lui souriait de toutes ses dents, le visage ébloui par un rayon de soleil qui transperçait les feuillages et traversait sa boutique avec un souffle tiède. Je me suis demandé si j'avais les épaules assez solides. Bien que je ne puisse rien lui reprocher. Si je n'allais pas m'écrou-ler au moindre choc. Car il finirait par arriver, ce choc. Comment voulez-vous qu'il n'arrive pas? Vous avez oublié? Je pèse quatre-vingt-neuf kilos et des poussières, j'ai l'air d'une pauvre dingue, errant dans les rayons d'une grande surface avec ses bonbonnes de produits à vaisselle et ses cosmétiques à bas prix, tout juste bons à curer les chiottes. Je sais. Je sais. Mais on en reparlera le jour où vous serez crucifiée à une porte. Bien que je ne puisse rien lui reprocher.
Mon téléphone a sonné.
«Oui, Ramon.
– Franck est en bouillie. Arrive tout de suite.
– …?
– T'entends ce que je te dis? Allô?
– Tu es où?
– Je suis chez toi. J'ose pas le toucher. Je fais quoi? Allô? Allô?
– Ne fais rien. J'arrive. Allô? Ne touche à rien, Ramon.»
J'ai pris quelques respirations profondes. Puis j'ai attrapé Nathan par la manche et nous avons filé.
Une côte et deux doigts cassés. Quelques points de suture sur le crâne. La lèvre inférieure fendue. Le corps couvert d'ecchymoses – son visage allait bientôt doubler de volume, mais rien de très inquiétant d'après le type qui l'avait examiné aux urgences et badigeonné d'une solution jaunâtre. Résumé: Franck s'était fait casser la gueule. Méchamment.
Lorsque je suis rentrée, j'ai dû nettoyer la moquette. Puis la porte, puis le palier, puis les marches et la rampe d'escalier, puis le hall et j'y étais encore à onze heures du soir, en sueur, érein-tée, à bout de forces. Du sang partout. Au lieu d'aller directement à l'hôpital. J'étais tellement furieuse contre lui que je disais n'importe quoi Aller directement à l'hôpital. N'importe quoi.
La nuit était tombée. Du hall, plantée à côté de mon seau rempli d'eau sanglante, pendue à mon balai, j'ai jeté un œil sur la volée de marches que je venais d'astiquer, encore toutes luisantes sous l'ampoule qui grillait au plafond. Il s'en était pris une sévère. On pouvait dire ça. On pouvait l'imaginer en train de se traîner jusqu'ici, pourquoi pas? Il s'en était pris une sacrée bonne. Je me suis accordé un moment de décompression. J'ai fumé une cigarette. Et pas un souffle d'air. Il n'était pas vraiment en état de parler, en état de fournir des informations précises – l'enflure de ses lèvres le faisait baragouiner – mais a priori, il tombait des nues. Il en pleurait presque. Des larmes d'incompréhension. Une agression incompréhensible. Pourquoi pas? Peut-être. Merde. Pourquoi pas?
J'avais renvoyé Nathan chez lui. Merde. Et j'avais été franchement antipathique avec Ramon, je sais, je lui avais aboyé à la figure, je l'avais repoussé dans sa tanière alors qu'il cherchait à me donner un coup de main. Je sais. Mais je voulais être seule. Vraiment seule. Je ne voulais pas de mec à côté de moi. Non merci. J'en avais eu assez pour la journée. Merci bien. Une journée que je terminais en nettoyant leurs merdes. Merde.
Alors après la cigarette, je suis allée me faire couler un bain. Tilleul et amande. Mes préférés. Je les achète chez Yi. Je lui avais dit «Je veux un truc qui me détende, mais qui rende pas la peau comme du carton». Et le mélange fonctionnait. Le prix était correct. Pour un euro soixante-huit, j'en avais pour la semaine. Largement. Je le conseille autour de moi. On peut l'avoir en vert ou en bleu. Je prends le bleu. Je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs. Enfin, si j'ai un seul reproche à formuler, je trouve que ça laisse un truc sur la peau. Un film. Mais autrement, c'est du bon temps assuré. Je suis capable d'y rester pendant des heures. C'est pas non plus un film épais et gluant. Pensez tilleul et amande . Ne pensez pas épais et gluant .
Je me déshabille. Une barbe blanche commence à monter de la baignoire pendant que j'écoute le dernier album de Marilyn Manson – que je trouve comme ci comme ça, je suis plutôt rap, genre Dr Dre, ce en quoi, d'ailleurs, Nathan déclare que je suis une conne, que je me laisse avoir par des types qui disent fuck , money, bitches, money, fuck à tout bout de champ, non, lui il écoute des gars du nord de l'Europe, lui Nathan, non lui il écoute des trucs ultra sophistiqués, genre Supersilent ou des productions Rune Gramophon, lui, Nathan. Je me déshabille, je me regarde, je vais chercher un magazine féminin, je prends une pomme au passage, je reviens, je coupe l'eau, j'arrête la musique, je vérifie la température du bain, je pisse, je soupire, je bâille, puis je grimpe dans la baignoire et le monde autour de moi disparaît pendant que j'installe mon petit oreiller gonflable derrière ma nuque.
Peut-être qu'ils n'en voulaient qu'à son fric. Peut-être qu'ils l'ont coincé dans ce parking pour lui vider les poches et rien d'autre . C'est tout à fait possible. Cette ville, on va bientôt s'y retrouver à poil à tous les coins de rues, on est sur la bonne voie. Mieux vaut s'y promener en short avec une paire de sandales aux pieds et un ticket de métro, histoire de minimiser la casse. Mais je connais Franck. Et je dirais qu'a priori, je le vois mal se laisser coincer dans un parking tel le dernier des ahuris. Je pense plutôt à autre chose. Je pense qu'il draguait dans un coin sombre. On en retrouve parfois, au petit matin, à demi inconscients, gémissant dans leur sang et leur vomi, indignes de leurs tatouages, et plus tard tout étonnés d'avoir pris une belle raclée à la place d'une belle nuit d'amour. Est-ce que je vais le plaindre? Ben voyons. J'aimerais que, à chaque fois qu'il reluque le pantalon d'un homme, une main surgisse du ciel, une main fermée sur un gant de fer, et que cette main s'abatte sur son crâne et qu'il s'en prenne à chaque fois une bonne. Ce con a gâché ma vie, non? J'ai quand même le droit de lui vouloir un peu de mal, non? Ce suceur de bites. Cet enculé. Ça me fait penser qu'il faut que je l'appelle. Je l'appelle pour prendre de ses nouvelles. Il pleurniche. Il va bien. Il pense qu'il rentrera demain à la maison. Il regrette de me causer tout ce tracas. Il murmure au revoir, ma chérie . J'ai bien entendu. L'imbécile se revoit encore à l'époque où, jeune marié, il se promenait avec une femme à son bras. L'imbécile a dû recevoir un coup sur la tête. Je raccroche.
Il n'est pas mort, c'est le principal. Je ne souhaite pas sa mort, bien sûr. Il est le dernier qui restera, j'imagine. Une femme devrait toujours se soucier qu'il en reste au moins un. Et dans mon cas, étant donné mon pouvoir de séduction – ne me parlez pas de Nathan, Nathan est un rêve, Nathan est une parenthèse inexplicable dans la nature des choses, Nathan est une aberration , Nathan va me poignarder tôt ou tard car tout finit un jour par rentrer dans l'ordre -, et donc dans mon cas, disais-je, les choses étant ce qu'elles sont, je ne suis pas censée faire la fine bouche. Voilà. Au moins, cette chose est claire. Plus ou moins claire. Et puis Franck n'est pas tout noir. Franck a des bons côtés. Il a des bons et des mauvais côtés.
Vous savez, il suffit qu'on dise une chose pour être contredit dans la minute. Vous avez remarqué? Je suis là à pleurer sur mon sort et qu'est-ce que je vois? À me lamenter sur le sort des femmes quelconques, sur leur incapacité à séduire Pierre ou Paul, et qu'est-ce que je vois?
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