– Qui te dit que je vais prendre un tiramisu ?
– Depuis deux ans que je te connais et que nous tra-vaillons ensemble, je te regarde vivre.
Marina poussa ses lunettes vers le bout de son nez et les laissa tomber dans son assiette.
– D'accord, je pars demain ! Mais je viens seulement de l’apprendre.
– Tu rentres demain à Berlin ?
– Knapp préfère que je prenne l'avion pour Mogadiscio directement d'ici.
– Cela fait trois mois que tu attends ce départ, trois mois que tu attends qu'il t'en parle, ton ami claque des doigts et toi tu obéis !
– Il s'agit juste de gagner une journée, nous avons perdu assez de temps comme ça.
– C'est lui qui t'a fait perdre ton temps et c'est toi qui lui rends service. Il a besoin de toi pour sa promotion 246
alors que tu n'as pas besoin de lui pour décrocher un prix.
Avec le talent que tu as, tu pourrais l’obtenir en photo-graphiant un chien qui pisse sur un réverbère !
– Où veux-tu en venir ?
– Affirme-toi, Tomas, arrête de passer ta vie à fuir les gens que tu aimes au lieu de les affronter. Moi la première. Dis-moi par exemple que je t'emmerde avec ma conversation, que nous ne sommes que des amants et que je n'ai pas à te faire la morale et dis à Knapp qu'on ne part pas en Somalie sans être repassé chez soi, avoir préparé une valise et embrassé ses amis ! Surtout quand on ne sait pas quand on revient.
– Tu as peut-être raison.
Tomas prit son portable.
– Qu'est-ce que tu fais ?
– Eh bien, tu vois, j'envoie un message à Knapp en le prévenant de faire établir mon billet à la date de samedi au départ de Berlin.
– je te croirai quand tu auras appuyé sur la touche d'envoi !
– Et là je pourrais avoir LE regard ?
– Peut-être...
*
La limousine s'immobilisa devant le tapis rouge. Julia dut se contorsionner pour en descendre sans dévoiler ses chaussures. Elle gravit l'escalier, une série de flashs la cueillit au haut des marches.
– Je ne suis personne ! dit-elle au caméraman qui ne comprenait pas l'anglais. A la porte, l'huissier Admira l’incroyable robe de Julia. Aveuglé par la lumière crue de la caméra qui filmait son entrée, il jugea inutile de lui demander son carton d'invitation.
La salle était immense. Le regard de Julia parcourut la foule. Verre à la main, les invités flânaient, admirant les gigantesques photos. Julia répondit d’un sourire forcé aux salutations de gens qu'elle ne connaissait pas, apa-nage des mondanités. Un peu plus loin, une artiste juchée sur une estrade jouait Mozart. Traversant ce qui avait l'apparence d'un ballet ridicule, Julia déambulait à la recherche de sa proie
Une photographie qui s'élevait sur près de trois mètres de haut attira son regard. Le cliché avait été saisi dans des montagnes du Kandahar ou du Tadjikistan, ou à la frontière du Pakistan peut être ? L'uniforme du soldat qui gisait dans le fossé ne permettait pas de l'affirmer de façon certaine et l'enfant à ses côtés, qui semblait vouloir le rassurer, ressemblait à tous les enfants du monde, aux pieds nus.
Une main se posa sur son épaule et la fit sursauter.
– Tu n'as pas changé. Qu'est-ce que tu fais ici ? Je ne te savais pas sur la liste des convives. C'est une heureuse surprise, tu es de passage dans notre ville, demanda Knapp ?
– Et toi, qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais en voyage jusqu'à la fin du mois, c'est en tout cas ce que l'on m'a dit lorsque je me suis présentée à tes bureaux cet après-midi. On ne t’a pas laissé le message ?
– Je suis rentré plus tôt que prévu. Je suis venu directement de l'aéroport.
– Il faudra que tu t'entraînes, tu mens mal, Knapp ; je sais de quoi je parle ; j'ai acquis une certaine expérience en la matière, ces derniers jours.
– Bon, d'accord. Mais comment voulais-tu que j'imagine une seconde que c'était toi qui me demandais ?
Je n'ai pas eu de tes nouvelles depuis vingt ans.
– Dix-huit ! Tu connais d'autre Julia Walsh ?
– J'avais oublié ton nom de famille, Julia, pas ton prénom certes, mais je n'ai pas fait le rapprochement. J'ai des responsabilités maintenant, et il y a tant de personnes qui essayent de me vendre leur histoire sans intérêt, je suis obligé de filtrer.
– Merci du compliment !
– Qu’est-ce que tu viens faire à Berlin, Julia ?
– Elle leva les yeux vers le cliché accroché au mur.
Il était signé d'un certain T. Ullmann.
– Tomas aurait pu prendre cette photo, elle lui ressemble, dit Julia la voix triste.
– mais Tomas n'est plus journaliste depuis des années ! Il ne vit même plus en Allemagne. Il a tiré un trait sur tout cela.
Julia encaissa le coup, se forçant à ne laisser paraître aucune émotion. Knapp enchaîna :
– Il vit à l'étranger.
– Où ?
– En Italie, avec sa femme, nous ne nous parlons plus très souvent ; une fois par an, pas plus et pas toutes les années.
– Vous êtes fâchés ?
– Non, rien de tel point, la vie tout simplement. J'ai fait de mon mieux pour l'aider à réaliser son rêve, mais à son retour d'Afghanistan, il n'était plus le même homme.
Tu devrais le savoir mieux que moi, non ? Il a choisi une autre voie.
– Non, je n'en savais rien ! rétorqua Julia en serrant les mâchoires.
– Aux dernières nouvelles, il tenait un restaurant avec son épouse à Rome. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai d'autres invités dont je dois m'occuper. J'ai été ravi de te revoir, je suis désolé que cela soit si bref.
Tu repars bientôt ?
– Dès demain matin ! répondit Julia.
– Tu ne m'as toujours pas révélé l'objet de ta visite à Berlin, voyage professionnel ?
– Au revoir, Knapp.
Julia partit sans se retourner. Elle accéléra le pas et dès qu’elle eut franchit les grandes portes vitrées, elle se mit à courir sur le tapis rouge vers la voiture qui l'attendait.
*
De retour à l'hôtel, Julia traversa le hall à la hâte et emprunta la porte dérobée qui donnait sur le couloir de la buanderie. Elle enleva la robe, la remit en bonne place sur son cintre et enfila son jean et son pull. Elle entendit un toussotement derrière elle.
– Vous êtes visible ? demanda le concierge qui se masquait les yeux d'une main et de l'autre tendait une boîte de Kleenex.
– Non ! hoqueta Julia.
Le concierge tira un mouchoir en papier et le lui offrit par-dessus l'épaule.
– Merci, répondit-elle.
– Il me semblait bien tout à l'heure en vous voyant passer que votre maquillage avait quelque peu coulé. La soirée ne fut pas à la hauteur de vos espérances ?
– C'est le moins qu'on puisse dire, répondit Julia en reniflant.
– C'est hélas parfois ce qui arrive... L'imprévu n'est jamais sans risque !
– Mais rien de tout cela n'était prévu, bon sang ! Ni ce voyage, ni cet hôtel, ni cette ville, ni tout ce battage inutile. Je menais ma vie comme je le voulais, alors pourquoi...
Le concierge fit un pas vers elle, juste ce qu'il fallait pour qu'elle s'abandonne sur son épaule, et tapota délicatement dans son dos, tentant du mieux qu'il le pouvait de la consoler.
– Je ne sais pas ce qui vous attriste ainsi, mais si vous m’y autorisez... Vous devriez partager votre chagrin avec notre père, il vous serait sûrement d'un grand réconfort. Vous avez la chance de l'avoir encore avec vous et vous avez l'air si complice tous les deux. Je suis certain que c'est un homme qui sait écouter.
– Alors là, si vous saviez, vous avez tout faux, mais alors sur toute la ligne ; mon père et moi complice ? Lui, à l'écoute des autres ? On ne doit pas parler du même homme.
– J'ai eu le plaisir de servir plusieurs fois M. Walsh, mademoiselle, et je peux vous assurer qu'il a toujours été un gentleman.
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