– Sous les bombes ? chuchota Julia, gênée qu'Anthony parle si fort. Et toi, tu n'as rien perdu de ton caractère de râleurs. En même temps, ils expliquaient à l'agent de sécurité que l'homme avec qui je voyage n'est pas tout à fait mon père et lui détaillait les subtilités de notre situation, il aurait peut-être le droit de perdre un peu de son bon sens, non ? Parce que, moi, j'ai abandonné le mien dans une caisse en bois au milieu de mon salon !
Anthony haussa les épaules et avança, son tour était venu de passer sous le portique. Julia repensa à la dernière phrase qu'elle venait de prononcer et le rappela aussitôt, trahissant dans sa voix l'urgence qui l’animait soudain.
– Viens, dit-elle cédant presque à la panique. Allons-nous-en d'ici, l'avion était une idée stupide. Louons une voiture, je prendrais le volant, dont six heures nous seront à Montréal, et je te promets que nous parlerons en route.
On parle bien mieux en voiture, non ?
– Qu'est-ce qui t'arrive, ma Julia, qu'est-ce qui te fait peur à ce point ?
– Mais tu ne comprends pas ? chuchota-t-elle à son oreille. Tu vas te faire repérer en deux secondes. Tu es bourré d'électronique, à ton passage ces détecteurs se mettront à hurler. La police de sautera dessus, ils vont t’arrêter, te fouiller, te radiographier des pieds à la tête, et puis, ils te mettront en pièces détachées pour comprendre comment un tel prodige technologique est possible.
Anthony sourit et fit un pas vers l'officier de sécurité. Il ouvrit son passeport, déplia une lettre coincée dans le rabat de la couverture et la tendit du bout des doigts.
Le préposé l'a parcouru, appela son supérieur et pria Anthony Walsh de bien vouloir se mettre sur le côté. Le chef de poste pris connaissance à son tour du document et adopta une attitude des plus révérencieuses. Anthony Walsh fut conduit à l'écart ; on le palpa avec une infinie courtoisie et on l'autorisa, dès la fouille achevée, a circulé à son aise.
Julia dut se plier à la procédure imposée à tous les autres passagers. On lui fit ôter ses chaussures et la ceinture de son jean.
On lui confisqua la barrette qui retenait ses cheveux
- jugée trop longue et trop pointue -, un coupe-ongles oublié dans sa trousse de toilette - l'ALÉNA englobons était assorti la lime à ongles dont il était assorti mesurer plus de 2 cm de long. Le superviseur la réprimanda pour son inconséquence.
Les panneaux n’indiquaient-ils pas, en caractère suffisamment gros, la liste des objets interdits à bord des avions ?
Elle s'aventura à répondre qu'il serait plus simple d'afficher ceux qui étaient autorisés, et l'agent de sécurité prit le ton d'un sergent instructeur pour lui demander si elle avait un problème avec le règlement en vigueur. Ju-liana l’assura qu'il n'en était rien, son vol décollait dans quarante-cinq minutes, L. n'attendit pas la réaction de son interlocuteur pour récupérer son sac et fila rejoindre Anthony qui l’observait de loin, l'œil goguenard.
– Je peux savoir pourquoi tu le droit à ce traitement de faveur ?
Anthony agita la lettre qu'il tenait toujours en main et la confia, amusé, à sa fille.
– Tu portes un stimulateur cardiaque ?
– Depuis dix ans, ma Julia.
– Pourquoi ?
– Parce que j'ai fait un infarctus et que mon cœur avait besoin d'être soutenu.
– Quand est-ce arrivé ?
– Si je te disais que cela s’est passé le jour anniversaire de la mort de ta mère, tu accuserais encore mon côté théâtral.
– Pourquoi ne l’ai-je jamais su ?
– Peut-être parce que tu étais trop occupée à vivre ta vie ?
– Personne ne m'a prévenue.
– Encore aurait-il fallu savoir où te joindre... Oh, et puis n’en faisons pas tout une histoire ! Les premiers mois, je fulminais de devoir porter un appareil. Quand je pense qu'aujourd'hui c'est un appareil qui me porte tout entier ! On y va ? Nous allons finir par le raté ce vol, dit Anthony Walsh en consultant le tableau d'affichage des départs. Ah, non, reprit-il, ils annoncent une heure de retard. Il ne manquerait plus que les avions soient ponc-tuels !
Julia profita du temps qui leur était accordé pour aller explorer les rayons d'un kiosque à journaux. Cachée à l'abri d'un présentoir, elle regardait Anthony, sans que ce dernier s'en aperçoive. Ainsi dans la salle d'embarquement, les yeux perdus vers les pistes d'envol, il fixait le lointain et, pour la première fois, Julia eut l'impression que son père lui manquait. Elle se retourna pour composer le numéro de Stanley.
– Je suis à l'aéroport, dit-elle, parlant tout bas dans l'appareil.
– Tu décolle bientôt ? demanda son ami, d’une voix presque aussi inaudible.
– Tu as du monde dans la boutique, je te dérange ?
– J’allais te poser la même question !
– Mais non, puisque c'est moi qui t’appelle, répondit Julia.
– Alors pourquoi tu chuchotes ?
– Je ne m'en étais pas rendu compte.
– Tu devrais passer me voir plus souvent, tu me porte chance, j'ai vendu la pendule du XVIIIe siècle une heure après ton départ. Cela faisait deux ans que je l'avais sur les bras.
– Si elle était vraiment XVIIIe, elle n'était plus à quelques mois près.
– Elle aussi savait bien mentir. Je ne sais pas avec qui tu es et je ne veux pas le savoir, mais ne me prends pas pour une andouille, j'ai horreur de ça.
– Ce n'est vraiment pas ce que tu crois !
– La croyance est une affaire de religion, ma chérie !
– Tu vas me manquer, Stanley
– Profite bien de ces quelques jours ; les voyages forment la jeunesse !
Et il raccrocha sans laisser la moindre chance à Julia d'avoir le dernier mot. La communication coupée, il regarda son téléphone et ajouta :
– Pars avec qui tu veux, mais ne va pas t’amouracher d’un Canadien qui te garderaient dans son pays. Une journée sans toi, c'est long, et je m'emmerde déjà !
A 17 h 30, le vol American Airlines 4742 se posait sur la piste de l’aéroport Pierre-Trudeau à Montréal. Ils passèrent la douane sans encombre. Une voiture les attendait. L’autoroute était dégagée, une demi-heure plus tard, ils traversaient le quartier des affaires. Anthony désigna une longue tour en verre ;
– Je l’ai vue se construire, soupira-t-il. Elle a le même âge que toi.
– Pourquoi me racontes-tu ça ?
– Puisque tu affectionnes particulièrement cette ville, je t’y laisse un souvenir. Un jour, tu te promèneras par ici et tu sauras que ton père avait passé quelques mois de sa vie à travailler dans cette tour. Cette rue te sera moins anonyme.
– Je m’en souviendrai, dit-elle.
– Tu ne me demandes pas ce que j’y faisais ?
– Des affaires, je suppose ?
– Oh non ; à cette époque je me contentais de tenir un petit kiosque à journaux. Tu n’es pas née avec une cuillère en argent dans la bouche. Elle est venue plus tard.
– Tu as fait cela longtemps ? questionna Julia, étonnée.
– Un jour, j’ai eu l’idée de vendre aussi des boissons chaudes. Et là, j’ai vraiment commencé à faire des affaires ! poursuivit Anthony, l’œil devenu pétillant. Les gens s’engouffraient dans l’immeuble, frigorifiés par le vent qui court dès la fin de l’automne et ne s’essouffle qu’au printemps. Tu aurais dû les voir se précipiter vers les cafés, chocolats chauds et thés que je leur vendais… deux fois le prix du marché.
– Et ensuite ?
– Ensuite, j’ai ajouté des sandwichs à ma carte. Ta mère les préparait dès l’aube. La cuisine de notre appartement s’est rapidement transformée en véritable labora-toire.
– Vous avez vécu à Montréal, maman et toi ?
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