– Cesse de me faire la guerre, Julia. Tu auras ensuite l'éternité entière pour reprendre le combat, mes armes à moi n'existeront plus que dans ta mémoire. Six jours, c'est tout ce qui nous reste, voilà ce que je te demande.
– Et où irions-nous faire ce petit voyage ?
– À Montréal !
Julien ne plus réfrénait le sourire franc qui venait d'illuminer son visage.
– À Montréal ?
– Ben, puisque les billets ne sont pas remboursables!... on peut toujours tenter de faire changer le nom de l'un des passagers...
Et comme Julia attachait ses cheveux, posait une veste sur ses épaules et s'apprêtait, de toute évidence, à sortir sans lui répondre, Anthony Walsh s'interposa devant la porte.
– Ne fais pas cette tête, Adam a dit que tu pouvais même les jeter !
– Il m'a proposé de garder ces billets en souvenir, et si cela avait échappé à tes oreilles indiscrètes, il était ironique. Je ne pense pas qu'il m’ait pour autant suggérer de partir avec quelqu'un d'autre.
– Avec ton père, pas quelqu'un d'autre !
– Écarte-toi, s'il te plaît !
– Où vas-tu ? Demanda Anthony Walsh cédant le passage.
– Prendre l'air.
– Tu es fâchée ?
Pour toute réponse, il entendit les pas de sa fille qui descendait l'escalier.
*
Un taxi ralenti au croisement de Greenwich Street, Julia y grimpa à la hâte. Nul besoin de lever les yeux vers la façade de sa maison. Anthony Walsh, elle le savait, devait regarder depuis la fenêtre du salon la Ford jaune s'éloigner vers la neuvième avenue. Des qu’elle eut disparu au carrefour, il se dirigea vers la cuisine, prit le téléphone et passa deux appels.
Julia ce fit déposer à l'entrée du quartier de SoHo.
En temps normal, elle aurait parcouru à pied ce chemin qu'elle connaissait par cœur. À peine 15 minutes de marche, mais pour s'enfuir de chez elle, elle l'aurait volé une bicyclette si quelqu'un en avait laissé traîner une sans cadenas au coin de sa rue. Elle poussa la porte de la petite boutique d'antiquités, une clochette retentit. Assis dans un fauteuil baroque, Stanley abandonna sa lecture.
– Greta Garbo dans la reine Christine n'aurait pas fait mieux !
– De quoi parles-tu ?
– De ton entrée, ma princesse, majestueux et terri-fiante à la fois !
– Ce n'est pas le jour à te moquer de moi.
– Aucune journée, aussi belle soit-elle, ne peut se passer d'une pointe d'ironie. Tu ne travailles pas ?
Julia s'approcha d'une vieille bibliothèque et regarda attentivement la pendule aux dorures délicates juchées sur la haute étagère.
– Tu as fait l'école buissonnière pour venir vérifier l’heure qu'il était au XVIIIe siècle ? questionna Stanley en rehaussant les lunettes posées sur le bout de son nez.
– Elle est très jolie.
– Oui, et moi aussi, qu'est-ce que tu as ?
– Rien, je passais te voir, c'est tout.
– C’est ça, et moi je vais bientôt arrêter le Louis XVI et me mettre au pop’art ! répliqua Stanley en laissant tomber son livre.
Il se leva et s'assit sur le coin d'une table en acajou
– Un coup de grisou sous ce joli minois ?
– Quelque chose comme ça, oui.
Julia posa la tête sur l'épaule de Stanley.
– Ah oui, c'est très lourd en effet ! dit-il en la serrant dans ses bras. Je vais te préparer un thé tiens qu’un ami m’expédie du Vietnam. C'est un détoxifiant, tu verras, ses vertus sont insoupçonnables, probablement parce que cet ami n'en a aucune.
Stanley prit une théière sur une étagère. Il alluma la bouilloire électrique posée sur l'antique bureau qui faisait office de comptoir caisse. Quelques minutes nécessaires à l’infusion et la boisson magique remplissait deux tasse en porcelaine, tout juste sorties d'une vieille armoire. Julia respira le parfum de jasmin qui s'en dégageait et but une petite gorgée.
– Je t'écoute, et ne cherche pas à lutter, cette potion divine est censée délier les langues les plus nouées.
– Tu partirais en voyage de noces avec moi ?
– Si je t’avais épousée, pourquoi pas... Mais il aurait fallu que tu t’appelles Julien, ma Julia, sinon, notre voyage de noces aurait manqué de fantaisie.
– Stanley, si tu fermais son magasin une petite semaine et que tu me laissais t’enlever...
– C'est follement romantique, où ça ?
– À Montréal.
– Jamais de la vie !
– Qu'est-ce que tu as, toi aussi, contre le Québec ?
– J'ai vécu six mois d'insoutenables souffrances pour perdre trois kilos, ce n'est pas pour aller les reprendre quelques jours. Leurs restaurants sont irrésistibles, leurs serveurs aussi d'ailleurs ! Et puis je déteste l'idée d'être un second choix
– Pourquoi dis-tu ça ?
– Avant moi, qui d'autre a refusé de partir avec toi ?
– Peu importe ! De toute manière, tu n'y croirais pas.
– Peut-être que si tu commençais par m'expliquer ce qui te tracasse...
– Même si je te racontais tout depuis le début, tu n'y croirais pas non plus.
– Admettons que je sois un imbécile... À quand remonte la dernière fois où tu t’es accordée une demi-journée en pleine semaine ?
Face au mutisme de Julia, Stanley enchaîna :
– Tu débarque un lundi matin dans ma boutique, ton haleine empeste le café, toi qui détestes ça. Sous ce blush, très mal réparti d'ailleurs, se cache la frimousse de quelqu'un dont les heures de sommeil ont dû se compter en minutes, tu me demandes de remplacer ton fiancé au pied levé pour t'accompagner en voyage. Que se passe-t-il ?
Tu as passé la nuit avec un autre homme qu’Adam ?
– Mais nom ! s’exclama Julia.
– Je te repose ma question. De qui ou de quoi as-tu peur ?
– De rien.
– J'ai du travail, ma chérie, alors si tu ne me fais plus assez de confiance pour te confier à moi, je vais retourner à mon inventaire, répliqua Stanley en feignant d'aller vers son arrière-boutique
– Tu bâillais devant un livre quand je suis entrée !
Qu'est-ce que tu mens mal ! dit Julia en riant.
– Enfin s’efface cette mine maussade ! Veux-tu que nous allions marcher ? Les magasins du quartier ouvri-ront bientôt, tu as certainement besoin d'une nouvelle paire de chaussures.
– Si tu voyais toutes celles qui dorment dans ma penderie et que je ne mets jamais.
– Je ne parlais pas de satisfaire tes pieds, mais ton moral !
Julia souleva la petite pendule dorée. La vitre de protection du cadran était manquante. Elle en caressa le pourtour du bout du doigt.
– Elle est vraiment jolie, dit-elle en reculant les aiguilles des minutes.
Et sous l'impulsion de son geste, l’aiguille des heures se mit aussi à rebrousser chemin.
– Ce serait tellement bien si l'on pouvait revenir en arrière.
Stanley observa Julia.
– Faire reculer le temps ? Tu ne rendrais pas pour autant cette antiquité à sa jeunesse. Vois les choses autrement, c'est elle qui nous offre la beauté de son âge, répondit Stanley en reposant la pendule sur son étagère.
Tu vas enfin me dire ce qui te préoccupe ?
– Si l'on te proposait de faire un voyage, de partir sur les traces de la vie de ton père, tu accepterais ?
– Quel serait le risque ? En ce qui me concerne, si je devais aller jusqu'au bout du monde, ne serait-ce que pour y retrouver un fragment de la vie de ma mère, je serais déjà assis dans l'avion à emmerder des hôtesses, au lieu de perdre mon temps avec une folle, même si c'est elle que j'ai choisi pour meilleure amie. Si un tel voyage s'offre à toi, pars sans hésiter.
– Et si c’était trop tard ?
– Trop tard, ce n'est que lorsque les choses sont devenues définitives même disparu, ton père continu de vivre à tes côtés.
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