– Je suis née à cette époque, ordure, et mes vrais parents font partie de ceux que vous avez assassinés après les avoir torturés.
– Je n'ai jamais torturé personne. Ceux qui montaient à bord de mon avion étaient déjà morts, ou tout comme. Et si j'avais voulu jouer au héros, on m'aurait fusillé, ma famille aurait été arrêtée, et un autre pilote aurait pris ma place.
– Alors pourquoi avez-vous cessé de voler en 1979 ? interrompit Andrew.
– Parce que je ne pouvais plus. Je n'étais qu'un soldat ordinaire, un homme sans histoire, sans plus de courage qu'un autre. Incapable de se rebeller ouvertement contre sa hiérarchie. J'avais trop peur des conséquences pour les miens. Un soir de novembre, j'ai essayé de faire plonger mon appareil dans le fleuve avec sa cargaison et les trois officiers montés à bord pour faire leur sale besogne. Nous volions à très basse altitude, de nuit, tous feux éteints. Il me suffisait de pousser brusquement sur le manche. Mais mon copilote a récupéré l'appareil de justesse. De retour à la base, il m'a dénoncé. J'ai été mis aux arrêts et je suis passé en cour martiale. C'est un médecin militaire qui m'a évité le peloton. Il a jugé que je n'avais plus toute ma raison, et que je n'étais pas responsable de mes actes. Febres m'avait à la bonne. D'autres que moi commençaient aussi à flancher. Il a craint que me fusiller n'entraîne des désertions alors qu'en étant bienveillant avec un officier qui avait servi sa patrie, il s'attirerait la sympathie de ses hommes. J'ai été réformé et rendu à la vie civile.
– Tu as participé à l'assassinat de sept cents innocents et tu voudrais qu'on verse une larme sur ton sort ? ironisa Marisa.
– Je ne vous en demande pas tant. Leurs visages, que je n'ai jamais vus, hantent ma vie depuis plus de trente ans.
– Comment vous êtes-vous fabriqué une nouvelle identité ? Comment avez-vous réussi à rester dans l'anonymat toutes ces années ? intervint Andrew.
– En protégeant les hommes qui l'avaient servie, l'armée se protégeait aussi. À la fin de la « guerre sale », Febres nous a aidés. On nous a donné de nouveaux papiers, des passés recomposés, un bout de terre ou une petite affaire pour repartir dans la vie.
– Des terres et des affaires volées à ses victimes ! hurla Marisa.
– Tu es la nièce d'Alberto, n'est-ce pas ? demanda Ortiz.
– Vous êtes peut-être revenu à la vie civile, mais vos services de renseignements n'ont rien perdu de leur efficacité.
– Tu m'accordes trop d'importance. Je n'ai accès à aucun service de renseignements. Je ne suis plus qu'un petit commerçant, qui fait tourner une tannerie. J'ai deviné qui tu étais dès que je t'ai vue rôder à Dumesnil. Tu lui ressembles, tu parles comme lui... depuis le temps que ce renard me traque. Mais il est devenu trop vieux pour faire le boulot lui-même.
– Ça suffira pour ce soir, dit Andrew en rangeant son carnet, va chercher la voiture, Marisa, on l'embarque et on récupère l'autre blessé en espérant qu'il soit encore vivant. Dépêche-toi ou je te botte le cul.
Marisa haussa les épaules, rangea son arme et s'éloigna vers le break, les mains dans les poches.
– Ce n'est pas moi qui ai envoyé des hommes à votre hôtel, reprit Ortiz, dès qu'il fut seul avec Andrew. C'est certainement Alberto. Ce type est bien plus retors que vous ne le croyez, il vous a manipulé depuis le début, pour vous amener à accomplir ce qu'il ne pouvait faire lui-même. C'est lui qui a organisé cette embuscade, n'est-ce pas ? Vous n'êtes qu'un pion dont il s'est servi pour jouer sa partie.
– Taisez-vous, Ortiz, vous ne savez pas ce que vous dites. Ce n'est pas Alberto qui m'a fait venir en Argentine. J'étais sur vos traces depuis des semaines, depuis que l'on m'a confié cette enquête.
– Pourquoi moi plus qu'un autre ?
– Les hasards de la vie, votre nom était dans le dossier que nous avons reçu au journal.
– Et qui vous a envoyé ce dossier, monsieur Stilman ? J'ai soixante-dix-sept ans, ma santé n'est pas fameuse. Je me moque bien de passer mes dernières années de vie en prison, cette pénitence serait presque un soulagement. Mais j'ai deux filles, monsieur Stilman, elles n'ont rien fait et la plus jeune ignore tout de mon passé. Si vous révélez mon identité, ce n'est pas moi que vous condamnerez, mais elle. Racontez la pitoyable histoire du commandant Ortiz, mais ne me citez pas, je vous en supplie. Si c'est une vengeance que vous voulez, laissez-moi me vider de mon sang au bord de cette route. Ce sera une délivrance. Vous ignorez ce qu'il en coûte d'avoir contribué à détruire des vies innocentes, pour vous il n'est pas encore trop tard.
Andrew reprit son carnet, en feuilleta les pages et sortit une photographie qu'il présenta à Ortiz.
– Vous reconnaissez cette petite fille ?
Ortiz regarda le visage de l'enfant de deux ans qui figurait sur la photographie et ses yeux s'emplirent de larmes.
– Je l'ai élevée.
*
La voiture filait sur la route numéro 7. Ortiz avait perdu connaissance après qu'Andrew et Marisa l'avaient allongé à l'arrière du break. Son garde du corps n'était pas en meilleure forme.
– À quelle distance sommes-nous de l'hôpital le plus proche ? demanda Andrew en jetant un regard aux deux blessés.
– Celui de San Andrés de Giles est à quarante kilomètres, nous y serons dans une demi-heure.
– Arrangez-vous pour y arriver plus vite si vous voulez que nos passagers restent en vie.
Marisa appuya sur l'accélérateur.
– J'aimerais bien que nous aussi nous restions en vie, dit Andrew en s'accrochant à son fauteuil.
– Ne vous inquiétez pas, maintenant que nous avons obtenu ses aveux, je ne veux pas qu'il meure. Il sera traduit en justice et paiera pour ses crimes.
– Ça, ça m'étonnerait beaucoup !
– Et pourquoi cela ?
– Et qu'est-ce que vous comptez dire à la justice ? Que vous avez obtenu ses aveux en lui braquant un revolver sur la tempe ? Et vous ferez ces confidences avant ou après avoir révélé que nous avons sciemment provoqué un accident qui a entraîné la mort d'un homme ? Si le juge nous a à la bonne, nous pourrons peut-être lui demander de partager la même cellule qu'Ortiz et continuer notre conversation...
– Qu'est-ce que vous racontez ?
– Qu'à force de tricher, vous et votre oncle avez oublié qu'au-dehors de son bar miteux, il y avait des règles auxquelles on ne pouvait déroger. Nous sommes complices d'un meurtre, peut-être de deux, si nous n'arrivons pas à l'hôpital à temps. Je ne sais même pas si je pourrai publier mon article !
– C'était un accident, nous n'avons rien à voir avec ça. Nous sommes passés par là et nous avons secouru ces deux hommes, voilà la seule version que vous rapporterez.
– À la rigueur, c'est celle que nous raconterons en arrivant aux urgences. À moins qu'Ortiz ne reprenne conscience et nous dénonce avant que nous ayons eu le temps de déguerpir.
– Vous allez laisser tomber ?
– Comment veux-tu que je justifie la façon dont j'ai obtenu mes renseignements ? En racontant à ma rédaction que j'ai participé à une tuerie préméditée ? Ils vont adorer ça, ce sera du plus bel effet pour le journal. Toi et ton oncle m'avez foutu le bec dans l'eau et des semaines de travail avec.
Marisa freina de toutes ses forces, les pneus crissèrent et la voiture s'immobilisa en travers de la route.
– Tu ne peux pas abandonner.
– Que veux-tu que je fasse d'autre ? Passer dix ans dans une prison argentine pour que justice soit rendue, toute la justice ! Redémarre avant que je m'énerve vraiment et que je te laisse sur cette route, allez !
Marisa enclencha une vitesse et la voiture s'élança. Ortiz gémissait à l'arrière.
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