- Me voilà otage, dit Œdipa.
- Ah! c'est vous, dit Hilarius.
- Avec qui pensiez-vous que...
- Je discutais sur mon propre cas? Mais avec quelqu'un d'autre! Il y a moi, il y a les autres. Vous savez, avec le LSD, on trouve que cette distinction s'évanouit. Les personnalités perdent leurs angles vifs. Mais moi je n'en ai jamais pris. J'ai préféré une paranoïa relative, où au moins je sais qui je suis et qui sont les autres. C'est peut-être pour cela que vous avez refusé de participer, Mrs. Maas? (Il avait son arme au creux du bras et il lui souriait largement). Bon, j'imagine que vous aviez un message pour moi. De leur part. Que deviez-vous dire?
Œdipa haussa les épaules.
- Acceptez vos responsabilités sociales, suggéra-t-elle. Acceptez le principe de réalité. Ils vous dépassent en nombre, et leur puissance de feu est supérieure!
- Ah! dépassé en nombre. Nous étions également dépassés en nombre, là-bas.
Il lui jeta un petit coup d'œil timide.
- Où?
- Là où j'ai fait la grimace. Où j'ai fait mon internat.
Elle devinait de quoi il allait parler, et pour rétrécir les possibilités, elle lui demanda encore:
- Où?
- À Buchenwald, répondit Hilarius.
Déjà les flics donnaient de grands coups de poing dans la porte.
- Il est armé! cria Œdipa, et je suis là.
- Et qui êtes-vous, ma petite dame? (Elle le dit). Comment épelez-vous ce prénom?
Il nota également son adresse, son âge, son numéro de téléphone, son plus proche parent, la profession de son mari, pour la presse. Pendant ce temps-là, Hilarius cherchait des munitions dans son bureau.
- Vous pourriez pas le convaincre de se rendre? demanda le flic à Œdipa. Les gars de la télé voudraient bien filmer quelque chose par la fenêtre. Vous pourriez pas l'occuper un petit peu?
- On va voir ça, dit Œdipa.
- Il est chouette, votre numéro, fit remarquer Hilarius.
- Alors, commença Œdipa, vous croyez comme ça qu'ils veulent vous envoyer en Israël, pour vous faire un procès, comme à Eichmann? (Le psychiatre fit oui de la tête). Et pourquoi cela? Qu'avez-vous donc fait à Buchenwald?
- J'ai travaillé, dit Hilarius, sur des cas de folie artificiellement provoquée. Un juif schizophrène, ça valait bien un juif mort et puis, chez les SS, les libéraux trouvaient que c'était plus humain. Alors ils s'étaient attaqués à leurs sujets avec des métronomes, des serpents, des scènes de Brecht à minuit, l'ablation de certaines glandes, des hallucinations de lanterne magique, des drogues nouvelles, des menaces sur des haut-parleurs cachés, l'hypnotisme, les pendules qui tournaient à l'envers, et les grimaces.
C'est Hilarius qui avait été chargé de ces dernières expériences. Évoquant ses souvenirs, il ajouta:
- Seulement les Alliés, malheureusement, sont arrivés avant que j'aie pu rassembler une documentation importante. À part un succès spectaculaire avec Zvi, nous n'avions pas grand-chose à mettre dans notre statistique. (Il sourit en voyant l'expression d'Œdipa). C'est entendu, vous me détestez. Mais n'ai-je pas essayé d'expier? Si j'avais été un vrai nazi, j'aurais choisi Jung, nicht wahr? Au lieu de ça, j'ai choisi Freud, le juif. Dans la vision du monde de Freud, il n'y a pas de Buchenwald. Buchenwald, d'après Freud, si on y faisait entrer la lumière, ce serait devenu un terrain de football, avec des enfants gras en train de cueillir des fleurs ou d'apprendre le solfège dans les pièces où l'on étranglait les gens. À Auschwitz, on aurait transformé les fours pour y faire cuire des petits fours et des gâteaux de mariage, et les V2 auraient servi à loger des elfes. J'ai essayé d'y croire. Je dormais trois heures par nuit en essayant de ne pas rêver, je passais vingt et une heures à essayer d'acquérir la foi. Et cependant, ma pénitence n'a pas suffi. Ils sont venus comme les anges de la mort pour me prendre, malgré tous mes efforts.
- Ça marche? demanda le flic.
- Terrible, répondit Œdipa. Je vous préviendrai quand ça deviendra intenable.
C'est alors qu'elle vit qu'Hilarius avait laissé le Gewehr sur son bureau, et il était à l'autre bout de la pièce essayant ostensiblement d'ouvrir un classeur. Elle prit l'arme, la pointa sur lui et dit:
- Je devrais vous tuer.
Elle savait qu'il avait fait exprès de lui laisser prendre le fusil.
- Ce n'est pas pour cela qu'ils vous ont envoyée?
Il la regardait en louchant, puis tirait la langue.
- Je suis venue vous voir, dit-elle, pour que vous tentiez de me débarrasser d'une vision.
- Au contraire, s'exclama Hilarius, conservez-la précieusement! Qu'avons-nous d'autre? Tenez-la bien par son petit tentacule, ne laissez pas les freudiens s'en emparer par la douceur, ou les pharmaciens l'empoisonner. Peu importe ce que c'est, il faut vous y cramponner, autrement, vous cessez d'exister.
- Allez-y! hurla Œdipa.
Les larmes soudain envahirent les yeux d'Hilarius.
- Vous n'allez pas tirer?
Le flic essayait d'ouvrir la porte.
- C'est verrouillé, hé, dit-il.
- Foutez-la en l'air, rugit Œdipa, Hitler Hilarius paiera la note.
Dehors, comme un certain nombre de policiers s'approchaient, un peu nerveux, en tenant des matraques et des camisoles de force dont ils n'allaient pas avoir besoin, et tandis que trois ambulances rivales reculaient en rugissant à travers la pelouse pour s'emparer de la meilleure position, si bien que Helga Blamm entre ses sanglots traitait les ambulanciers de tous les noms, Œdipa repéra parmi les projecteurs et les curieux un car d'enregistrement de la KCUF, avec dedans son mari Mucho en train de causer dans le micro. Elle se faufila entre les éclairs de magnésium et se montra à la fenêtre. "Salut".
Mucho appuya sur son bouton de micro, mais il se contentait de sourire. Bizarre. Comment pourraient-ils entendre un sourire? Œdipa monta sans faire de bruit. Mucho lui fourra le micro sous le nez en murmurant:
- Tu es en direct, sois naturelle.
Puis, de sa voix de radio, il ajouta:
- Et comment vous sentez-vous après cette terrible aventure?
- Terrible, dit Œdipa.
- Parfait, ajouta Mucho. (Puis il lui fit raconter aux chers auditeurs tout ce qui lui était arrivé dans le bureau). Merci, Mrs. Edna Mosh, pour votre témoignage du siège dramatique de la Hilarius Psychiatric Clinic. Ici, KCUF Mobile Two, qui rend l'antenne à "Rabbit" Warren, au studio.
Il coupa. Il y avait quelque chose qui n'allait pas.
- Edna Mosh? demanda Œdipa.
- Mais ça sortira bien, dit Mucho, je tenais compte de la distorsion, quand ils vont mettre ça sur bande.
- Où est-ce qu'ils l'emmènent?
- À l'hôpital, je crois, en observation. Je me demande ce qu'ils vont bien pouvoir observer.
- Des Israéliens, en train d'entrer par les fenêtres. S'il n'y en a pas, c'est qu'il est fou.
Il arrivait une véritable armée de flics, qui bavardaient. Ils dirent à Œdipa de ne pas s'éloigner de Kinneret, au cas où il y aurait un complément d'enquête. Elle finit par regagner sa voiture de location, et elle suivit Mucho jusqu'au studio. C'est lui qui faisait la tranche horaire d'une heure à six heures.
Dans le hall, en face du bureau du télétype qui crépitait, tandis que Mucho tapait son histoire à la machine dans un bureau en haut, Œdipa tomba sur le directeur des programmes, Caesar Funch.
- Je suis bien content de vous revoir, lui dit-il, ayant visiblement oublié son prénom.
- Ah! tiens.
- Franchement, depuis votre départ, Wendell n'était plus le même.
- Et qui donc, dit Œdipa en faisant de son mieux pour piquer une colère parce que Funch avait raison, était-il devenu, s'il vous plaît: Ringo Starr? (Funch se fit tout petit). Chubby Checker? (Elle le poursuivit en direction du hall). The Righteous Brothers? Et pourquoi me dites-vous ça?
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