Et cela continuait. Œdipa, en voyeuse, écoutait. Elle rencontra ensuite un soudeur qui avait la gueule toute de travers, et qui semblait très content d'être aussi laid; un gosse qui errait dans la nuit en regrettant la mort d'avant la naissance, comme certains paumés regrettent la douce berceuse vide d'une communauté; une négresse avec dans le gras enfantin de la joue la marbrure compliquée d'une cicatrice; elle allait de fausse couche en fausse couche pour des raisons différentes à chaque fois, avec la même délibération que d'autres apportent aux rites de la naissance, consacrée non pas à la continuité mais plutôt à une sorte d'interrègne; un veilleur de nuit vieillissant en train de mâchonner une barre de savon Ivory Soap: il avait un estomac virtuose qu'il avait habitué à accepter également les lotions, l'Air-Wick solide, le tissu, le tabac et la cire, dans l'intention désespérée d'assimiler tout cela, promesses, productivités, trahisons, ulcères, avant qu'il ne soit trop tard; et même un voyeur, planté devant une des fenêtres encore allumées de la ville, à la poursuite de Dieu sait quelle image. Et comme décor pour tous ces égarements, tous ces autismes différents, en boutons de manchette, en décalcomanies, en gribouillages vagues, il y avait toujours le fameux cor de chasse. Elle en vint à tellement le guetter que peut-être ne le vit-elle pas autant que, plus tard, elle le crut. Deux ou trois fois, ç'aurait été assez. Ou trop.
Elle poursuivit ses pérégrinations à pied ou en autobus jusque dans le petit matin, s'abandonnant à un fatalisme peu fréquent chez elle. Où était donc passée l'Œdipa qui était venue si bravement de San Narciso? Ce bébé optimiste était arrivé comme le détective privé des pièces radiophoniques de jadis, croyant que tout ce qu'il fallait, c'était du cran, de la ressource, la liberté que n'ont pas toujours les flics: avec cela, on pouvait résoudre les plus grands mystères.
Seulement tôt ou tard, le privé finissait par prendre sur la gueule. Et cette profusion de cors de chasse au cours de la nuit, cette répétition délibérée, maligne, c'était la façon qu'ils avaient trouvée. Ils connaissaient ses points faibles, les ganglions qui contrôlaient son optimisme, et peu à peu, ils étaient en train de la paralyser.
La nuit précédente, elle aurait pu se demander quels réseaux occultes (en dehors de ceux qu'elle connaissait) se servaient du système WASTE. Au lever du soleil, elle pouvait légitimement se demander quels réseaux ne s'en servaient pas. Si, comme Jesus Arrabal l'avait affirmé des années plus tôt sur la plage de Mazatlan, les miracles étaient bien les intrusions d'un autre monde dans le nôtre, une sorte de carambolage dans une partie de billard cosmique, il devait en être de même pour tous ces cors de chasse apparus au cours de la nuit. Car il y avait là Dieu sait combien de citoyens qui avaient délibérément choisi de ne pas se servir de la poste du gouvernement. Ce n'était pas un acte de trahison, peut-être même pas de défiance. Mais c'était un repli calculé, un retrait de la vie de la République et de son mécanisme. Quoi que ce fût qu'on leur refusât, par haine, indifférence à leurs votes, combines ou simple ignorance, il s'agissait chez eux d'une dérobade volontaire, privée et discrète. Comme ils ne pouvaient pas se dissoudre dans le vide (ou alors, était-ce possible?), il fallait bien qu'existât un autre monde, silencieux, que personne ne soupçonnait.
Juste avant l'heure de pointe du matin, elle descendit d'un autobus dont l'antique conducteur terminait toujours son périple en déficit, quelque part dans Howard Street, et elle marcha en direction de l'Embarcadero. Elle devait avoir une mine épouvantable, elle le savait bien - les phalanges noircies par le mascara et l' eye-liner à force de se frotter les yeux, avec dans la bouche un affreux goût de café et d'alcool. Dans l'embrasure d'une porte, sur l'escalier qui donnait sur le demi-jour d'un meublé qui sentait le désinfectant, elle vit un vieillard blotti dans un coin et secoué de sanglots qu'elle ne pouvait pas entendre. Il cachait son visage dans ses mains d'un blanc de fumée. Sur le dos de la main gauche, elle distingua un cor postal, tatoué d'une encre bleue qui commençait lentement à se délayer. Fascinée, elle s'approcha dans l'ombre et gravit les marches grinçantes d'un pas hésitant. À trois marches de lui, il écarta soudain les mains sur un visage ruiné dont les yeux terrorisés et rouges arrêtèrent brusquement Œdipa.
- Je peux vous aider, demanda-t-elle d'une voix que l'épuisement rendait hésitante.
- Ma femme est à Fresno, dit-il. (Il portait un vieux costume croisé, une chemise grise élimée, une large cravate et pas de chapeau). Je l'ai laissée, il y a si longtemps, je ne me souviens plus. C'est pour elle. (Et il tendit à Œdipa une lettre qu'il devait traîner dans sa poche depuis des années). Mettez-la (et il tendit sa main tatouée en regardant Œdipa dans les yeux) vous savez où. Je ne peux pas y aller. C'est trop loin et j'ai passé une très mauvaise nuit.
- Je sais, dit-elle, mais je ne suis pas d'ici. Je ne sais pas où c'est.
- Sous l'autoroute. Il y en a toujours une. (Il lui montra la direction). Vous la verrez.
Il ferma les yeux. Entraîné toutes les nuits hors du sillon sûr qu'à chaque aurore les gens de cette ville recommençaient vertueusement à creuser, quelles richesses avait-il déterrées, quelles planètes concentriques avait-il découvertes? Quelles voix avait-il surprises, quels fragments de dieux éblouissants avait-il devinés dans le feuillage taché du papier peint, dans les lueurs vacillantes des chandelles qui tournaient autour de sa tête, annonçant la cigarette qu'un jour il s'endormirait en fumant (lui, ou un ami) pour disparaître ainsi parmi les flammes avec tous ces secrets accumulés au cours des années dans la garniture d'un matelas qui conservait le souvenir de toutes les sueurs de cauchemar, des épanchements incontrôlables de vessies, des pollutions nocturnes consommées dans les larmes: comme la mémoire d'un ordinateur des disparus? Elle eut soudain le désir irrésistible de le toucher, comme si elle ne pouvait croire à l'existence de cet homme, ou comme si, sans cela, elle craignait de l'oublier. Épuisée, sans trop savoir ce qu'elle faisait, elle gravit les trois dernières marches et s'assit à côté du vieillard qu'elle prit dans ses bras, puis, les yeux brouillés, elle tourna les yeux vers le soleil levant. Il s'était remis à pleurer, et ses larmes coulaient sur le sein d'Œdipa. Il respirait à peine, le flot de larmes ne s'arrêtait pas. En le berçant, elle répétait: "Je ne peux rien faire, je ne peux rien faire". On était déjà beaucoup trop loin de Fresno.
- C'est lui? demanda une voix en haut de l'escalier. Le marin?
- Il a un tatouage sur la main.
- Vous ne pourriez pas le ramener jusqu'ici? OK? C'est lui.
Elle se retourna et vit un vieillard encore plus décrépit. Il était plus petit, il était coiffé d'un chapeau à bord roulé, et il leur souriait.
- Je vous aiderais bien, mais j'ai de l'arthrite.
- Il faut qu'il vienne là-haut? demanda Œdipa.
- Où irait-il ailleurs, ma pauvre dame?
Elle n'en savait rien. Elle le lâcha un moment, hésitant comme s'il était son enfant, et il leva les yeux vers elle. "Allons-y", dit-il. Il tendit sa main tatouée, elle la prit, et c'est ainsi qu'ils gravirent l'escalier jusqu'au troisième étage: la main dans la main et tout doucement, à cause de l'autre et de son arthrite.
- Il a disparu la nuit dernière, dit l'autre. Il a dit qu'il allait chercher sa femme. Ça le prend, de temps en temps.
Ils entrèrent dans un labyrinthe de pièces et de couloirs qu'éclairaient des ampoules de 10 watts et que séparaient des cloisons d'isorel. L'autre vieux les suivait d'un pas raide. Finalement, il dit:
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