- C'est ici.
Dans la petite pièce, il y avait un autre costume, une ou deux brochures pieuses, une carpette, une chaise. L'image d'un saint en train de changer l'eau d'un puits en huile pour les lampes de Pâques à Jérusalem. Une autre ampoule électrique, grillée. Le lit. Le matelas, qui attendait. Elle imagina alors la scène qui pourrait se jouer là. Elle pourrait trouver le propriétaire, le traîner devant la justice, acheter au marin un costume neuf chez Roos Atkins, une chemise, des chaussures, et lui donner le prix du ticket d'autobus pour Fresno, finalement. Mais avec un soupir il lui avait lâché la main (perdue dans son rêve, elle n'avait rien senti) comme s'il avait su que c'était le bon moment.
- N'oubliez pas la lettre, dit-il simplement. Le timbre est dessus.
Elle y jeta un coup d'œil et reconnut le 8 cents carmin ordinaire de la poste aérienne, avec un jet qui survolait le dôme du Capitole. Mais tout en haut du dôme, il y avait une petite silhouette très noire, avec les bras écartés. Œdipa ne savait pas trop ce qu'il y avait en réalité en haut du Capitole, mais elle était sûre que ce n'était pas ça.
- S'il vous plaît, dit le marin, allez-vous-en maintenant. Il ne faut pas rester ici.
Elle chercha dans son porte-monnaie, elle y trouva un billet de dix dollars et un autre d'un dollar, et elle lui donna le billet de dix dollars.
- Je m'achèterai du whisky avec, dit-il.
- N'oublions pas nos amis, dit l'arthritique, en regardant le billet de dix dollars.
- Salope, dit le marin, elle ne pouvait pas attendre que l'autre soit parti.
Œdipa le regarda s'installer sur le matelas avec cette mémoire rembourrée. Registre À...
- Donne-moi une cigarette, Ramirez, dit le marin. Je sais que tu en as une.
Serait-ce aujourd'hui?
- Ramirez! s'écria-t-elle. (L'arthritique tourna difficilement la tête sur son cou rouillé). Il va mourir, dit-elle.
- C'est le sort commun, dit Ramirez.
Elle se souvint de John Nefastis parlant de sa machine, et de destructions massives d'informations. De même, quand ce matelas s'enflammerait tout autour du marin, dans ses funérailles de Viking, toutes ses années emmagasinées, codées, d'inutilité, sa mort prématurée, les tourments qu'il s'infligeait, la lente destruction de tout espoir, tout cela s'envolerait en fumée, avec toutes les existences de ceux qui, avant lui, s'étaient servis de la même couche, quand le matelas brûlerait. Elle resta là, paralysée, comme si elle venait juste de découvrir cette évolution irréversible. Elle était stupéfaite à l'idée que tant de choses puissent disparaître, même toutes ces hallucinations qui appartenaient seulement au marin et dont il ne resterait pas la moindre trace. Elle l'avait tenu dans ses bras, et elle savait que ce dont il souffrait, c'était le DT. Derrière ces initiales se cachait une métaphore, un delirium tremens, la charrue de l'âme sautait tremblante hors du sillon. Le saint dont l'eau brûle dans les lampes, le voyant dont la défaillance, dont la crise est le souffle de Dieu, le véritable paranoïaque pour qui tout s'organise dans des sphères joyeuses ou menaçantes autour de sa propre pulsation centrale, celui qui rêve et dont les jeux de mots sondent les antiques tunnels et les égouts fétides des vérités perdues: tous dépendent du mot - le mot, ou ce dont le mot nous protège - en faisant écran. La métaphore est alors une tentative pour atteindre la vérité et un mensonge - tout dépend où l'on est: à l'intérieur (à l'abri), dehors (perdu). Œdipa ignorait où elle était. Tremblante, errante, elle glissait hors de son sillon, remontait en raclant le cours des années: elle entendait à nouveau la voix sérieuse et haut perchée de Ray Glozing, son deuxième ou troisième amoureux à l'université, en train de se débattre avec son calcul infinitésimal, uh - le bruit syncopé d'une langue dans une cavité - ; dt , mon Dieu, n'abandonne pas ce vieux marin tatoué, dt qui signifiait également differential time, instant minuscule qui allait en rapetissant, où le changement devait enfin être pris pour ce qu'il était, impossible d'y voir un taux moyen d'accélération; où la vitesse est enfouie dans le projectile alors que le projectile s'immobilise en l'air, où la mort était déjà dans la cellule alors même que celle-ci semblait évoluer au plus haut point de vivacité. Elle savait que ce marin avait vu des mondes que personne d'autre n'avait jamais vus, peut-être seulement parce qu'il y avait dans les pires calembours quelque chose de profondément magique: le dt lui donnait accès à un spectre au-delà du spectre solaire, à une musique née d'une solitude et d'un effroi antarctiques. Mais elle ne savait rien qui pût les protéger, eux ou lui. Elle lui fit au revoir, elle descendit l'escalier, puis elle marcha dans la direction qu'il lui avait indiquée. Pendant une heure elle marcha parmi les piliers de béton perdus dans l'ombre de l'autoroute, tombant sur des ivrognes, des clochards, des gens à pied, des pédés, des camés, des cinglés en pleine crise, et toujours pas de boîte aux lettres secrète. Finalement, dans l'ombre, elle trouva une sorte de boîte avec un couvercle basculant en forme de trapèze, le genre où l'on jette les ordures; c'était une vieille boîte peinte en vert et qui faisait près d'un mètre vingt de haut. Sur la partie mobile, il y avait, peintes à la main, les lettres W.A.S.T.E. Elle dut regarder de très près pour voir les points entre les lettres.
Œdipa s'installa dans l'ombre d'une colonne. Peut-être s'endormit-elle. Quand elle se réveilla, elle surprit un gamin en train de jeter un paquet de lettres dans cette boîte. Elle alla y poser la lettre du marin pour Fresno; puis elle alla se cacher et attendit. Sur le coup de midi, un jeune poivrot élancé arriva avec un sac; il déverrouilla une trappe dans le flanc de la boîte et en sortit toutes les lettres. Œdipa lui laissa prendre cinquante mètres d'avance, puis elle le suivit. Elle se félicita d'avoir au moins pensé à mettre des talons plats. Derrière son courrier, elle traversa Market Avenue en direction de City Hall. Dans une rue du vaste désert de pierre, suffisamment proche du centre culturel pour en refléter la monotonie grise et déprimante, il avait rendez-vous avec un autre courrier. Ils échangèrent leurs sacs. Œdipa décida de ne pas lâcher celui qu'elle avait suivi jusqu'à ce moment-là. Elle le suivit donc comme son ombre à travers toute la saleté bruyante et animée de Market Avenue jusqu'à la 1 reRue, où se trouvait le terminus des autobus, et où il prit un ticket pour Oakland. Œdipa fit pareil.
Ils franchirent le pont et s'enfoncèrent dans l'éblouissante solitude d'Oakland au beau milieu de l'après-midi. Le paysage perdit toute variété. Le facteur descendit dans un quartier qu'Œdipa ne put pas identifier. Pendant des heures, elle le suivit le long de rues dont elle ignorait les noms, traversant des artères qui, même pendant le calme de l'après-midi, faillirent bien avoir sa peau, à travers des taudis, ils escaladèrent des collines envahies par de petits pavillons dont les fenêtres vides ne reflétaient que le soleil. Lettre par lettre, il vidait son sac. Il prit finalement l'autobus de Berkeley. Œdipa le suivit. À mi-chemin du Telegraph, il descendit et il la mena jusqu'à un immeuble de style vaguement mexicain. Il ne s'était jamais retourné. John Nefastis habitait là. Elle était revenue à son point de départ, et n'arrivait pas à croire que vingt-quatre heures s'étaient écoulées. Moins, ou plus?
De retour à son hôtel, elle trouva le hall plein de sourds-muets coiffés de chapeaux en papier crépon, qui imitaient les casquettes de fourrure que les communistes chinois avaient popularisées pendant la guerre de Corée. Ils étaient tous complètement soûls, et un certain nombre de types tentèrent de la peloter, avec l'intention de l'entraîner dans la salle de bal. Elle essaya d'échapper à la cohue qui gesticulait silencieusement, mais elle était trop faible. Elle avait mal aux jambes et un goût horrible dans la bouche. Ils la poussèrent donc dans la salle de bal, où elle fut prise à la taille par un beau jeune homme en veston de Harris tweed. Il l'entraîna dans une valse tout autour de la pièce, au centre de laquelle pendait un énorme lustre éteint, dans le calme frémissant plein de traînements de pieds. Sur la piste, chaque couple dansait dans un murmure ce qui passait par la tête du cavalier: tango, two-step, bossa nova, slop. Mais combien cela allait-il durer avant que d'inévitables collisions ne commencent à se produire? C'était inévitable, se dit Œdipa, à moins qu'ils ne disposent d'une forme de musique inimaginable, avec toutes sortes de rythmes et de gammes, toutes les clefs à la fois, sur une chorégraphie dans laquelle tous les couples semblaient se marier admirablement, prédestinés. Quelque chose qu'ils entendaient tous grâce à un sens supplémentaire qui se trouvait atrophié chez elle. Elle suivait les pas de son cavalier, toute faible sous l'étreinte du jeune muet qui l'enlaçait. La collision semblait inévitable, seulement voilà, elle ne se produisit pas. Il la faisait danser depuis une bonne demi-heure lorsque, avec un mystérieux ensemble, tout le monde s'arrêta pour souffler. Jesus Arrabal y aurait vu un miracle anarchiste. Œdipa, qui ne savait quel nom donner au phénomène, en resta toute démoralisée. Elle lui fit une petite révérence et s'enfuit.
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